Les 3 premiers chapitres de La guerre de l’Ordre gratuitement !
Merci énormément pour ton intérêt pour cette histoire !
Tu trouveras ci-dessous les 3 premiers chapitres de la série terminée « La guerre de l’Ordre » qui met en scène une milicienne entraînée pour tuer et son compagnon de toujours, envoyés dans un tout petit village pour trouver le chef des rebelles et éviter une guerre… enfin. ça, c’est ce qu’ils pensaient.
Si tu aimes les rebondissements, la magie, le suspense et les univers à la Seigneur des anneaux, cette histoire est pour toi ! (Il y a aussi une petite romance en second plan !)
Ci-dessous les 3 premiers chapitres du 1er tome !
Bonne lecture ❤️
Bénédicte P. Durand
CHAPITRE 1
Un coup à l’arrière de sa tête le ramena à la réalité.
— Tu veux rester concentré plus de deux minutes ?
— Oh ! Ça va, ça va.
Ce n’était pas sa faute si la tunique de la femme qui passait dans la rue collait à ses formes. L’averse venait de s’arrêter, mais ses victimes rentraient se mettre à l’abri. Menie et lui observaient l’auberge depuis un moment déjà, alors un peu de distraction ne pouvait qu’être bénéfique. Il ne savait d’ailleurs pas comment elle faisait, elle, pour supporter de rester accroupie ainsi.
Rien ne bougeait dans l’établissement. Quelques chevaux gardaient le museau baissé dans un bac d’eau, creusé dans un tronc d’arbre. Les selles, pour ceux qui en avaient, s’imbibaient tranquillement, mais sûrement. Leurs propriétaires s’amuseraient bien à en récupérer le cuir.
Satanée saison que l’automne. Phil détestait cette période où le soleil commençait à se coucher plus tôt et où le ciel déversait ses fluides sur leurs pauvres têtes. Rien n’était beau dans l’automne. Les arbres majestueux perdaient de leur superbe et jonchaient le sol de feuilles marronnasses. La terre collait aux sabots, la goutte au nez apparaissait et les vêtements humides prenaient toute la place devant la cheminée. Si seulement l’hiver pouvait succéder à l’été sans transition. Il se nota d’ajouter ce point à sa prière quotidienne. Peut-être qu’un jour Thasleth l’écouterait et irait dans son sens.
— Bon alors, on y va ? C’est pas que je me les gèle, mais…
— Patience, si elle est là, elle va bien finir par sortir.
— Tu sortirais, toi, sous ce temps ? Personne ne sort ! Regarde les autres qui courent. J’ai raison, tu devrais m’écouter pour une fois !
— Chut !
Phil leva les yeux au ciel et se renfrogna. Sa compagne avait la fâcheuse manie de le rabrouer dès qu’il donnait son avis. Ce bout de femme était des plus coriaces. Il ne l’appréciait d’ailleurs pas beaucoup. Sûrement parce qu’elle faisait apparaître son manque d’autorité, de courage, ou de conviction. Phil se contentait très bien de sa vie tranquille. Alors qui de lui ou de Menie fut le plus surpris quand il fut le seul à se lever dans l’assemblée du village pour la suivre dans son entreprise ?
— Je te dis qu’elle sortira pas. Je sortirais pas, moi.
— Si on entre, ce sera pas simple. On s’en sort mieux quand on est dehors.
— Soit on entre, soit je te laisse te casser les genoux toute seule !
— Bon très bien.
Menie se redressa et un petit claquement au niveau de ses rotules lui indiqua que pour une fois Phil n’avait pas tort. Elle ne le lui avouerait jamais.
Sans traîner, les deux compères s’élancèrent vers la belle entrée en bois de l’établissement. Si celui-ci se trouvait être très défraîchi, aucun client ne pouvait lui reprocher de ne pas les accueillir avec panache. La porte s’ouvrit sans qu’ils aient besoin de frapper. L’atmosphère sèche et les odeurs alléchantes leur rappelèrent qu’ils n’avaient pas mangé depuis le lever du soleil.
Alors que dans leur village ils étaient habitués aux éclats de voix, aux tablées nombreuses et aux conversations grivoises, la salle de l’auberge quoique bien peuplée restait paisible. Quelques joueurs de dés pariaient leur solde de la semaine. D’autres profitaient d’un repas chaud bienvenu en ces temps plus froids.
Phil et Menie regrettaient de ne pas avoir les moyens de porter des capes de bonne facture. Les leurs, détrempées, ne les protégeaient pas suffisamment. De petites flaques perlaient à leurs pieds et leurs mèches dégoulinantes ne les rendaient pas des plus sympathiques.
Heureusement que l’aubergiste les connaissait.
— Que faites-vous là tous les deux ? Et ensemble en plus ?
Leter n’était pas homme à cachotteries. C’était une des facettes que Phil aimait chez lui. Si Leter avait quelque chose à dire, il le disait.
— On vient boire un coup, répondit Menie en s’approchant du comptoir.
— Ensemble ? insista l’aubergiste occupé à essuyer une choppe d’un bon litre à bout de bras.
— Et pourquoi pas ? Y’a que les idiots qui changent pas d’avis.
L’homme ne réagit pas, mais continua à les fixer comme pour percer leur secret. Il entreprit de leur servir la bière qu’ils prétextaient vouloir prendre.
Phil en but un bon tiers goulûment. Si Leter avait des doutes, sa mine ravie ne pouvait que l’induire en erreur. Menie quant à elle ne trempa que légèrement ses lèvres dans le breuvage. Elle connaissait l’effet de l’alcool même très dilué sur son corps. Si elle voulait réussir, elle devait rester vigilante.
D’un geste nonchalant en contradiction avec son cœur qui battait la chamade, elle défit sa cape mouillée et la posa sur la chaise à sa gauche. Sous couvert de boire son verre, elle laissa son regard vagabonder dans la salle à la recherche de sa proie. Difficile de distinguer tout le monde. Et Phil qui se contentait de plonger dans sa chope. N’était-il pas censé être le meilleur traqueur de leur village ? Si l’un d’eux devait la retrouver facilement, il s’agissait de lui.
— Alors, Leter, comment vont les affaires ? demanda le compagnon de Menie.
— Ma foi très bien, comme vous pouvez le constater. Malgré la disparition des beaux jours, on ne désemplit pas. Je peux même dire que nous avons fait une grande année !
— J’ai entendu dire que les taxes augmentaient pas sur les débits de boissons. Vous en avez de la chance !
— Oui, c’est une très bonne nouvelle pour nous. Faut dire que ça faisait cinq ans qu’elles n’arrêtaient pas de s’alourdir, alors une pause est bienvenue.
— Tu vas pas nous faire croire que tu t’en sortais pas bien même avec les taxes, commenta Menie en faisant une grimace.
— J’ai pas dit ça. Je trouve que c’est bien qu’on nous laisse un peu tranquilles pour la nouvelle année c’est tout. Et vous ? Le village ?
Les deux clients se regardèrent, se donnant la priorité.
— Ça va, mais ça pourrait aller mieux. Nous, les taxes ne vont pas se tasser.
— Ah ! C’est bien dommage. Ça vous apprendra à avoir une bonne réputation dans le milieu. Vos artistes attirent l’attention…
— Qu’est-ce que tu veux, Leter, on n’est pas du genre à refuser l’asile à des gens sous prétexte qu’on souhaite pas plus de taxes !
—Et si vous me disiez ce que vous faites réellement ici ? Je vois à vos mines que vous êtes pas vraiment dans notre conversation et que vous voulez quelque chose. Ou quelqu’un.
— Allez, Menie, dis-lui.
— Ouais on cherche bien quelqu’un et cette personne doit être ici. Même qu’elle doit crécher là.
L’aubergiste les dévisagea sans rien dire. S’ils s’attendaient à ce qu’il leur donne la liste de ses clients, ils seraient bien déçus.
— Et en quoi puis-je vous aider ?
— Y’a bien une femme qu’est là en ce moment non ? Elle a deux chevaux.
— Deux chevaux ?
— Fais pas le mariole, Leter, on sait, on les a vus dehors.
Les deux coquins. L’homme derrière le comptoir inspira profondément. Il détestait être pris à partie dans les histoires de ses clients. Son code lui interdisait de les dénoncer. Ce n’était pas la première fois que des gens du coin venaient chez lui pour exiger réparation. Leter se contentait en général d’observer sans participer. Il priait surtout pour que son mobilier reste intact. Des tables et des chaises en bois comme il les aimait, ça coûtait cher.
— Je vois pas.
— Peut-être qu’on peut t’aider à te rafraîchir la mémoire. Dis-nous où elle est sinon on se remboursera chez toi.
— Tu veux garder de bonnes relations avec nous et le village non ? lui rappela Phil. Serait dommage qu’on parte froissés.
Les deux clients touchaient un point sensible. Les affaires de Leter étaient florissantes, mais elles n’étaient rien sans les bourses percées des gens de Burrow. Puis de toute façon, la personne qu’ils cherchaient, car il voyait bien de qui ils parlaient, il ne la portait pas dans son cœur non plus. Que disait son code à ce propos ? Pas grand-chose. Alors il décida qu’il s’arrangerait avec lui-même plus tard.
D’un coup de tête, l’aubergiste désigna une zone dans la pièce. Menie et Phil se tournèrent d’un même mouvement vers la partie en question. Quelques personnes se trouvaient attablées devant des assiettes fumantes ou des chopes bien remplies.
Les deux villageois saluèrent l’aubergiste et s’avancèrent un peu plus dans la salle. Les conversations restaient basses et leurs yeux passèrent de table en table, jusqu’à découvrir ce qu’ils cherchaient.
La cape épaisse d’un bleu unique rappelant une nuit sans nuages se trouvait ourlée d’une doublure en poils clairs. Phil, qui avait l’œil, estima qu’il s’agissait d’une fourrure en poils de lapin. Rien de mieux pour se protéger du froid. Sur la face extérieure et longeant les coutures de l’habit de voyage, un liseré carmin en parfaite harmonie avec la couleur de la cape.
Impossible pour eux de distinguer nettement son visage, car la capuche épousait parfaitement son crâne, ne laissant voir que le bout de sa chevelure plutôt claire. La lumière provoquée par le feu de cheminée dansait sur ses mèches, parfois rougeoyantes, tantôt blondes ou dans certains cas plus sombres. Sous la cape, des vêtements noirs plus que classiques, une ceinture disparaissant sous un grand nombre de lames et des bottes crottées, comme les leurs.
Une fumée légère s’échappait de sa main et l’objet de leur recherche semblait plongé dans sa pinte de bière déjà bien entamée. Face à elle, une chaise vide et un autre verre de la même contenance également attaqué.
Un coup de coude de Menie poussa Phil vers l’avant. Il n’eut pas le temps de réfléchir à ce qu’il allait dire que la femme à la cape élégante se tourna vers eux.
Le villageois fut frappé par la banalité de ses traits. Impossible pour lui de dire qu’elle était belle comme il l’avait espéré en voyant ses vêtements. Elle avait un visage, certes, bien proportionné, mais des lèvres fines desquelles ne s’étirait que rarement un sourire et des yeux couleur marron chaud. Ses cheveux châtain clair encadraient sa figure de façon très symétrique. Trop symétrique.
— Que puis-je pour vous ? demanda poliment la femme dérangée en tapotant la petite pipe qu’elle tenait.
Décontenancé, Phil ressentit encore plus fort le nouveau coup de coude dans les côtes de Menie.
— Vous… Vous allez nous rendre l’argent que vous avez pris.
La femme aux lèvres fines le regarda. Même s’il la surplombait de toute sa hauteur et qu’elle se trouvait en position de faiblesse, la puissance dans ses prunelles le fit se sentir tout petit. Pourquoi s’était-il levé le matin même pour accompagner Menie ?
— De quel village êtes-vous ? Blower ? Pipe ? Burrow ? Hay ?
— De Burrow, répondit à sa place Menie.
— Burrow… Si je me souviens bien, vous étiez en retard sur votre livraison. Je ne peux rien pour vous.
— On était peut-être en retard, mais c’est pas une raison pour venir nous confisquer le peu qu’on a !
— Comme je viens de vous le dire, vous étiez en retard sur l’expédition. Je ne fais qu’appliquer les termes du contrat. Il n’y a rien de personnel là-dedans.
— Vos traités commerciaux empêchent nos matières premières d’arriver jusqu’à notre village, déclara Phil, alors forcément que la production prend du retard !
— Écoutez, je ne suis pas le commanditaire. Je ne suis là que pour appliquer l’accord que vous avez signé et prélever ce que vous devez à l’Ordre. Je n’ai pas à vous dire comment faire votre travail. Vous n’avez pas à m’apprendre comment faire le mien.
— Mais nous avons besoin de cet argent !
La femme aux yeux couleur marron chaud soupira et, avant que l’un des deux villageois ne retrouve la parole, planta un magnifique couteau dans la table. Un petit cri venant de derrière le comptoir leur parvint.
Phil n’avait jamais vu plus bel ouvrage. Leurs meilleurs forgerons ne seraient jamais capables de produire une telle pureté. D’une longueur de vingt centimètres, la lame était équilibrée avec un fil si fin qu’il en devenait presque invisible. Le plat ne comportait pas une éraflure. Comme si ce couteau n’avait jamais servi. Seul un O gravé et entrelacé avec un T se trouvait sur l’alliage. Le regard de Menie remonta sur la garde et sur ses belles armoiries. Au milieu des arabesques, deux cercles eux aussi entremêlés.
— Si j’étais vous, j’éviterais.
La voix calme de la femme à la cape les ramena au moment présent. Comme par magie, la bourse en question, celle qui motivait leur venue dans l’auberge et représentait leurs derniers mois de labeur, se situait aussi sur la table, derrière la chope entamée.
Si proche. Phil tendit le bras vers le sac et son hoquet de surprise fut couvert par celui de Menie. La dague n’avait pas bougé, mais la femme qu’ils cherchaient était aussi vive que l’éclair. Elle tenait le bras de Phil et lui faisait prendre un angle très éprouvant.
Menie se précipita vers la table, prête à attraper de quoi défendre son compagnon, quand un coup de pied dans les jambes la déséquilibra. Le cri animal de Phil lui fit comprendre que la femme venait de lui déboîter l’épaule.
L’homme s’écroula sur elle tandis que la douleur du coup de pied se diffusait jusqu’à sa hanche.
Leur adversaire s’était levée et les toisait à son tour de toute sa hauteur. Simple indicateur de ses mouvements, sa capuche qui se trouvait désormais sur ses épaules et libérait sa chevelure très raide. Son regard insondable les enveloppa. Seuls ses traits trahissaient sa détermination.
La villageoise aida Phil à se relever, faisant fi de ses lamentations. Elle le soignerait en rentrant au village. Ils n’avaient que trop traîné ici. Tant pis pour l’argent.
Sans une œillade en arrière et ignorant Leter, les deux villageois quittèrent l’auberge oubliant la cape de Menie à côté du comptoir.
L’intéressée venant d’être dérangée attrapa la bourse qu’elle remisa dans une des poches de sa cape et saisit son couteau pour le placer dans son petit fourreau. Puis d’un geste, elle appela l’aubergiste.
— Deux assiettes de votre plat le plus riche !
CHAPITRE 2
Calée dans sa chaise bien chaude, Asnya repositionna sa capuche sur sa tête. Les quelques curieux, alertés par la chute des villageois, retournaient déjà à leurs occupations. La jeune femme se plongea de nouveau dans sa chope presque vide en attendant son repas. Les autres clients n’osaient pas la regarder avec insistance en raison de qui elle était et c’était tant mieux.
Quelques gouttes de condensation dévalaient la surface lisse du verre face à elle. Le liquide ambré se réchauffait grâce à l’atmosphère ambiante. Elle avait soif. Rien de mieux qu’une bière pour peser dans son estomac. L’aubergiste arriverait bientôt avec de quoi l’assommer encore plus.
— Tu aurais pu leur donner quelques pièces pour leur peine et l’humiliation.
Sur la chaise face à elle se tenait son compagnon de toujours. Len.
Asnya garda la tête baissée tout en le regardant. Elle était la seule à le voir et pourtant, elle ne put s’empêcher de vérifier autour d’elle que personne ne s’intéressait à eux.
— Tu sais bien qu’il s’agit du Trésor de l’Ordre, chuchota la jeune femme. Je n’en dispose pas comme je pourrais le faire avec le mien. Et puis frère Josam est très pointilleux. Il comptera chaque écu.
— Encore un qui ne pense qu’à son avancement… Et c’est toi qu’il envoie pour les tâches ingrates.
— Tu sais bien comment ça marche. Arrête de lui en vouloir, il n’y est pour rien. Il agit comme l’exige son rang.
— Il pourrait nous donner des missions un peu plus élaborées qu’aller parcourir les royaumes pour récupérer le dû de l’Ordre Thaslien. S’il tient tant à son argent, il n’a qu’à venir le chercher lui-même. Franchement, on s’ennuie non ?
— D’abord, frère Josam ne m’envoie que moi. Si ça ne te plaît pas, libre à toi de ne plus me suivre. Ensuite, concernant ta lassitude, je ne me pose pas la question. La règle est d’obéir et d’exécuter les missions que l’on me confie. Même si elles ne sont pas à ton goût. C’est déjà bien que j’aie un travail et je te rappelle que la dernière fois où l’on nous a fait confiance, ça a dégénéré. L’Ordre ne plaisante pas avec les bavures.
— Oui, mais c’était déjà il y a plusieurs mois et depuis, il ne t’a donné que des expéditions ennuyantes ! Ce n’est pas de notre faute si ce bourgeois a préféré mettre le feu à son domicile plutôt que de restituer les biens volés. Pourquoi ne peut-on pas retourner réellement sur le terrain ? Tu es une foutue bonne milicienne bon sang !
—Peut-être pour toi, mais je ne suis pas magicienne. Et je manque d’entraînement.
Asnya se tut et décida de ne pas relever le langage grossier de son ami. Len et elle s’entendaient difficilement sur l’intérêt des missions qui lui étaient confiées. Pour Len, et ce depuis l’enfance, la valeur d’une tâche dépendait des honneurs qu’elle pouvait rapporter. Pour Asnya seules les bourses qu’elle recevait, comptaient. Lui estimait qu’elle pouvait prétendre à des fonctions plus importantes. Elle savait que sans Magie, elle ne pouvait se contenter que de ce qu’on lui proposait. De fait, elle ne relevait pas de défis. Tout était simple. Sans complication. Et pourtant, depuis leur dernière aventure, ou mésaventure selon le point de vue, alors qu’ils n’en parlaient jamais avant, ce sujet sensible revenait sur la table tous les deux jours.
— Et voilà, je mets ça sur votre ardoise ? Lui demanda le propriétaire des lieux en posant les deux assiettes commandées devant elle.
—Faites. Et je voudrais une autre bière.
L’aubergiste marqua un temps d’arrêt et jeta un coup d’œil sur la deuxième pinte à peine entamée qui se trouvait en face d’elle.
Le froncement de sourcil de la milicienne le remit au pas et il retourna rapidement derrière son comptoir.
— Il a raison, tu pourrais continuer à boire celle-ci. Au moins pour faire bonne figure.
— C’est la tienne. Je veux bien faire semblant, mais elle est tiède. Et la bière chaude, ce n’est pas ce que je préfère, murmura Asnya en ingérant un beau morceau de pomme de terre fumante.
La jeune femme baissa les yeux sur son écuelle et planta sa fourchette dedans avec appétit. Une main sous le menton et le coude posé sur la table, Len la regardait dévorer son plat sans toucher à l’assiette qu’elle avait commandée par réflexe pour lui.
— À croire que tu n’as pas mangé depuis plusieurs jours.
— C’est un peu le cas, répondit Asnya tout en continuant de mâcher sur un rythme régulier. On ne peut pas dire que je me sois bien restaurée ces derniers temps. Et puis tu sais très bien que quand il pleut mon estomac crie famine.
— Oui, je sais. D’ailleurs, derrière ton air farouche, je vois sans cesse la petite fille qui avait besoin de réconfort les jours d’averse. Avoue-le, tu aimerais être partout sauf ici.
—En effet.
Elle vouait une haine sans nom au mauvais temps. Elle avait toujours détesté ça. Elle ne savait d’où provenait cette antipathie qu’elle traînait depuis sa jeunesse. Peut-être parce qu’elle était née dans le Sud ? Ou dans un territoire aux températures clémentes ? C’était une des conjectures que Len et elle effectuaient à ce sujet. Bien sûr, Asnya n’en savait rien.
Orpheline, elle n’avait aucune idée d’où elle venait et l’Ordre ne donnait aucune information aux enfants qu’il recueillait. Elle savait simplement qu’elle était une humaine, comme Len. Le courant religieux se fichait bien de la provenance de ses membres. Quel que soit leur peuple, ils étaient les bienvenus. Venant des quatre coins d’Almérante, la diversité des couleurs de peau, de cheveux et de formes des yeux représentait le plus beau trésor de l’orphelinat.
L’Ordre lui avait sauvé la vie. La sienne et celles des autres orphelins en les éloignant de la misère et de la maladie. Il les protégeait et leur donnait une seconde chance. Elle ne connaissait que lui et lui serait éternellement redevable. Les frères lui avaient offert un foyer chaud et une éducation. Elle avait rencontré Len là-bas. Enfin, elle avait été élevée en sa compagnie dans ce grand bâtiment plein d’enfants abandonnés. Elle le connaissait donc depuis toujours et n’imaginait pas sa vie sans lui. Pourtant ils ne se ressemblaient en rien. Alors qu’elle se montrait plutôt taciturne, solitaire et parfois vindicative, Len était enjoué, calme et populaire. Si Asnya venait du Sud, ils restaient convaincus que Len venait du Nord. Bien plus grand qu’elle, il portait de belles et larges épaules liées à son passé de nageur. Ses jambes étaient fines et longues alors qu’Asnya regrettait parfois la rondeur de ses mollets. La milicienne se voyait affublée d’une chevelure châtain et très raide tandis que le visage de Len était encadré de mèches souples mettant en valeur son regard gris. Une transparence bleutée venait compléter son allure.
Un raclement de gorge la ramena à la réalité de la pièce. Un homme se tenait à côté de Len et posait sa main sur son dossier.
—Je peux prendre la chaise ?
—Non, elle est occupée, répondit la jeune femme.
Le client plissa les yeux et la jaugea. Il fixa la chaise qu’il tenait et la regarda à nouveau, étonné.
—Je vous dis que cette chaise est prise, insista-t-elle en s’étirant et dévoilant la garde de sa plus longue lame.
L’homme jeta un œil à sa cape puis s’inclina et retira sa main. Il repartit vers sa table tout en lui jetant quelques regards incrédules.
— Comme pour les villageois, tu aurais pu lui laisser la chaise. Tu sais bien que je n’ai pas besoin de m’asseoir. Tu réagis toujours au quart de tour.
— Pour te regarder assis en tailleur sur la table pendant que je mange ? Très peu pour moi ! Nous avons fixé des règles depuis le début, alors ne fais pas comme si tu ne t’en souvenais pas.
—Depuis l’accident, Asnya, tu peux le dire. Tu peux dire le mot « accident », je ne t’en voudrai pas.
La jeune femme lui lança un regard noir, tout en plantant sa fourchette dans l’assiette pleine en face d’elle. La sienne était déjà vide. Elle mâcha lentement, rassérénée par la texture des pommes de terre fondant dans sa bouche.
— Tu sais aussi que je n’ai pas besoin de boire ni de manger. Je me souviens très bien des règles que nous avons fixées. Je veux juste t’éviter de passer pour une folle auprès des gens qui t’entourent. Regarde, ils te fixent en chuchotant comme si tu étais une hérétique. N’oublie pas que tout ce que tu fais peut être rapporté à nos supérieurs… Mais, pour une fois que tu te sers dans mon assiette sans que je te le demande, c’est un jour à marquer d’une pierre blanche !
Il avait raison, mais elle préférait l’ignorer. La voir parler toute seule ou se comporter bizarrement pouvait lui causer des problèmes. Et si par malheur elle expliquait qu’elle conversait avec un fantôme, elle ne donnait pas cher de sa peau. Le monde des Morts effrayait les vivants. Pire, les terrifiait assez pour que le moins téméraire d’entre eux se trouve une âme d’assassin. L’Ordre l’avait élevée, mais serait prêt à tout pour protéger sa réputation. Pas d’hérétique dans ses propres rangs.
— Peu importe. Qu’ils viennent me voir et qu’ils me le disent en face. Pas un n’osera s’attaquer à une milicienne de Thasleth.
Elle entama son nouveau verre, tout en repoussant l’assiette de Len. Elle n’avait plus faim. Elle n’arrivait pas à évoquer l’accident, même si Len en parlait très facilement. Comment l’aurait-elle pu ? Cette nuit d’enfer représentait l’un des plus gros échecs de sa vie. Une débâcle dont elle ne se souvenait pas et Len non plus. Les frères la lui avaient racontée à son réveil, après une bonne nuit de sommeil, malgré l’orage. La seule chose dont elle se souvenait était la douleur dans sa poitrine à l’annonce de la mort de son meilleur ami. Elle était tombée malade ensuite et n’avait jamais pu utiliser la Magie à nouveau.
Alors qu’ils s’étaient promis de toujours être là l’un pour l’autre et qu’ils représentaient l’unique famille qu’ils avaient, la milicienne n’avait pas réussi à éviter le pire. Au moment où leurs vies allaient prendre un tournant décisif et que Len s’apprêtait à prendre la place dans la milice qui lui était due depuis sa naissance, il avait disparu. Depuis le drame, il la suivait partout, mais elle était la seule à le voir. Elle ne s’expliquait pas ce phénomène. Était-ce magique ? Possible. Et même si la jeune femme était désormais dépourvue de cette appétence, elle ne voyait qu’une explication : la puissance invisible leur permettait d’être de nouveau ensemble, au moins de cette façon. Comment ? Peu lui importait.
— Ne fais pas cette tête, Asnya. Tu sais bien que je t’aime.
— Arrête. J’ai le droit de froncer les sourcils si j’en ai envie.
— Oh oui tu as le droit de bouder, mais rappelle-moi ton âge déjà ? Vingt-cinq ans ? Trente ans ?
— Vingt-deux et ne me parle pas de maturité.
— Très bien, je ne dirai rien alors.
— Je préfère.
La jeune femme vida sa chope et se leva. Sur la table, attendaient toujours la bière chaude à moitié entamée de Len et son assiette tiède à peine picorée. D’un geste, elle laissa deux pièces comme pourboire et prit la direction des escaliers la menant vers les chambres.
À peine eut-elle le dos tourné que quelques mendiants assis dans un coin de la salle se précipitèrent sur ses restes.
— N’oubliez pas de rentrer mes chevaux, dit-elle à l’aubergiste en lui lançant une pièce de cuivre correspondant au montant pour une nuit à l’étable.
— Ça s’ra fait, madame.
— Et préparez-les pour demain matin à l’aube.
La milicienne tapa le dessous de ses bottes contre le chambranle de la porte de sa chambre avant d’y entrer puis les posa juste à côté de son lit. Si elle devait partir en catastrophe, elle aimait conserver ses affaires au plus près d’elle. Dans la pièce deux lits dont un où les draps n’avaient pas bougé d’un poil. Len s’y trouvait déjà, allongé de tout son long, les mains croisées derrière la tête. Elle délaça sa cape et la jeta sur son propre matelas.
—Tu sais que tu ferais des économies sur ton solde si tu ne prenais pas des chambres pour deux personnes à chaque fois ? Et puis si tu ne prenais qu’un lit, nous pourrions dormir ensemble pour une fois, la taquina le fantôme.
—Les règles, Len, les règles. Arrête avec ça !
— Je dis ça pour toi. M’entretenir te coûte cher.
— Ne t’inquiète pas pour ça, tu sais très bien que mes fonds personnels se portent à merveille.
Asnya s’étira en soupirant. Il ne s’arrêtait jamais alors qu’il savait très bien que si elle fonctionnait ainsi ce n’était pas uniquement pour lui, mais surtout pour elle. Commander deux pintes, deux assiettes ou encore louer deux lits prolongeait un peu sa vie parmi les vivants et faisait du bien à la jeune femme. Son sentiment de culpabilité s’éloignait alors pour un temps.
— Tu veux bien te retourner ?
Len s’exécuta et lui laissa un peu d’intimité. Cela faisait aussi partie des règles ; il ne la regardait jamais se changer. La milicienne défit les lacets bien serrés de ses chausses et retira son veston en cuir épais doublé. Toutes ses lames, dont celle à sa cheville et celles à ses hanches, rejoignirent la chaise mise à disposition. Elle les regarda avec douceur. Certes, elle ne pouvait plus utiliser la Magie, mais elle était devenue experte en lancer de couteaux et s’en sortait très bien depuis.
Elle entreprit de déboutonner sa chemise à la coupe masculine. Une fois nue comme un ver, elle se glissa sous les draps. Le froissement de la literie indiqua au fantôme qu’il pouvait participer de nouveau à la conversation. Le jeune homme insaisissable se tourna vers Asnya, appuyant sa tête sur son bras plié.
—Demain, nous serons à Tryth.
—Les petits voyages que tu détestes tant devraient s’arrêter pour un moment, répondit Asnya.
— Ce n’est pas plus mal, un de plus et ta réputation en prendrait un coup !
La jeune femme souffla la chandelle en fin de vie de la chambre et ferma les yeux.
— Bonne nuit, Len. Tu restes avec moi hein ?
— Toujours.
La lucarne de la pièce laissa filtrer les premières lueurs du jour synonymes de départ. Asnya, déjà bien réveillée, les attendait pour se lever tandis que Len imitait un dormeur depuis son lit. Même si ses traits étaient apaisés et que rien ne laissait supposer qu’il était connecté à son environnement, la milicienne savait très bien qu’il ne somnolait plus. Il attendait simplement qu’elle se vêtisse.
La pluie ne serait pas de la partie ce jour-là, la jeune femme pouvait le parier. Le sourire aux lèvres, elle prit une chemise propre, se débarbouilla le visage dans une cuvette d’eau froide et se prépara. Elle passa ses doigts dans ses cheveux longs et se racla la gorge.
— Oh ! C’est déjà l’heure, bâilla Len en s’étirant comme un chat.
— Oui, je t’attends en bas ?
Le fantôme se redressa et acquiesça. Asnya se para de sa cape de voyage, jeta un dernier coup d’œil autour d’elle, vérifia que ses lames étaient bien fixées à sa ceinture et à sa cheville et quitta la chambre. Imiter la vie normale leur faisait du bien. Comme deux compagnons de voyage en chair et en os. Elle savait que son ami appréciait cette attention, même s’il lui faisait remarquer régulièrement qu’elle n’avait pas besoin de le faire.
Une jeune fille remplaçait l’aubergiste. La milicienne lui commanda de quoi se sustenter sur le chemin et régla sa note, sans croiser son regard, puis déserta l’auberge. Len l’attendait déjà à côté de leurs deux montures.
— En route ! s’écria-t-il en sautant sur la croupe d’un des équidés.
La milicienne attrapa la corde du licou de celui-ci et l’attacha à la selle de son propre cheval. Une fois qu’elle fut bien installée dans son siège et dans ses étriers, le drôle de cortège prit la route direction Tryth.
Tryth, la capitale du plus grand royaume des hommes était connue autrefois pour être le centre névralgique des trois anciens territoires humains : Orelock, Ramriver et Sandline. Le nom générique de ces terres était Donniel. Le monde des hommes avait conservé ce nom à travers les âges. À cette époque, les grandes décisions engageant ces mêmes peuples y étaient prises. Une Assemblée élue entraînait ou non les royaumes dans les combats, revoyait les taxes, proposait de nouvelles lois et cherchait la paix entre les Hommes. L’Assemblée avait disparu et le pouvoir avait été réparti entre les régnants. Les trois couronnes avaient rompu leurs liens regagnant chacune leur autonomie. Ils s’étaient alors étendus à grands coups de guerres, de pactes et de trahisons. Malgré les conflits antérieurs, Tryth conservait son statut de capitale intouchable depuis que l’Ordre s’y était installé. Personne n’attaquait Tryth, car le menacer, c’était s’en prendre au Dieu Thasleth : et personne ne voulait être connu pour avoir accompli le plus grand péché des derniers siècles.
La cité de Tryth bénéficiait également de la présence de bon nombre d’ingénieurs et d’artisans qui la rendait unique. Visible à plusieurs milles, la ville aux multiples niveaux fascinait ses observateurs. Entourée d’une muraille en pierres de ton orangé et seule au milieu d’une vallée plane, la cité s’élevait si haut qu’elle en touchait presque le ciel.
Mais de l’eau avait coulé sous les ponts depuis les guerres des Hommes et les routes pavées transpiraient désormais d’un calme divin. Asnya adorait voyager au lever du jour. Seuls quelques biches, sangliers ou autres gibiers venaient troubler leur tranquillité et ils pouvaient parler sereinement.
— Je lance un pari ! Nous resterons deux semaines sans rien faire à la Milice. Puis Josam comprendra son erreur de ne pas s’appuyer sur toi pour résoudre ses problèmes et te confiera une belle mission.
— Frère Josam, le corrigea la jeune femme, et je ne prends pas le pari. Nous repartirons peut-être immédiatement pour quelques dettes non réglées.
— Tu n’es pas drôle. Tu ne prends aucun risque à parier avec un fantôme ! Je ne peux rien avaler de toute façon et je ne peux rien acheter.
— Surtout avec toi ! Et ce n’est pas ce que je te devrais qui m’embête, c’est ton sourire goguenard si tu gagnes et ta capacité à me rappeler que j’ai perdu.
Len éclata de rire et la milicienne l’imita. Ils se connaissaient si bien que c’en était parfois effrayant.
— Eh bien je parie alors avec moi-même ! Et j’espère bien que pendant que nous attendrons le bon vouloir de frère Josam, tu prendras quelques commissions anonymes.
— Certainement.
Les missions anonymes correspondaient à des tâches proposées à tous les miliciens sur un grand panneau en bois dans le hall principal de leur corps d’armée. Ni les commanditaires ni les exécutants ne dévoilaient leurs noms. Une fois l’objectif réalisé, le milicien se rendait au Trésor avec sa note et percevait sa rémunération. Ces commissions étaient un des moyens les plus rapides pour gagner quelques pièces. Ce qui allait parfaitement à la jeune femme.
Asnya et Len aimaient bien ces tâches anonymes : récupérer des objets, soutirer des informations, éliminer un individu gênant, s’arranger pour que telle ou telle personne ne parle plus… Il fallait souvent redoubler d’ingéniosité pour que leur rôle dans l’exécution de ces expéditions ne soit pas découvert. Elle passait ainsi régulièrement de longues minutes devant le panneau à choisir une mission parmi toutes celles affichées. La seule qu’elle mourait d’envie de prendre et dont elle se refusait le plaisir était un très vieux billet. Planté dans un coin du tableau, le feuillet envoyait son détenteur à la recherche d’un homme disparu depuis presque quinze ans. Asnya ne doutait pas de sa capacité à pouvoir traquer quelqu’un en Almérante, mais il se murmurait depuis son enfance que cette mission était impossible. Que son sujet s’était évanoui dans la nature depuis trop longtemps et que personne, depuis, n’avait mis la main sur lui. Malgré la belle récompense, elle ne souhaitait pas se lancer dans une quête sans fin. L’homme recherché était d’ailleurs peut-être mort. Mieux valait de l’argent rapide et facile.
Le fantôme continua d’animer la conversation pour le plus grand plaisir de son amie pendant tout le reste du trajet. Sans lui, les journées sembleraient bien mornes. Asnya se laissait bercer par le pas tranquille de sa monture quand la voix de Len la ramena parmi eux.
— Frontière en vue !
CHAPITRE 3
Les palissades en bois montaient aussi haut que le permettaient l’ingéniosité humaine et la portée des arcs et des arbalètes. Asnya dénombra pas moins d’une quinzaine de gardes armés jusqu’aux dents sur le chemin de ronde.
Au pied du grand mur, personne, à part deux vigiles de chaque côté du seul passage autorisé. Devant les contreforts soutenant l’immense barrière physique séparant le royaume de Ramriver et la couronne de Sandline, un fossé. Au sein de ce même trou, des pieux que la milicienne n’avait encore jamais vus. De quoi ralentir une armée entière.
— Si nous ne savions pas déjà que les tensions entre les territoires s’exacerbent, nous en avons désormais la preuve, commenta Len tout en regardant autour de lui.
Les deux amis continuèrent d’avancer vers le point de contrôle de la frontière où seuls quelques paysans attendaient leur tour. Calme comme elle l’était toujours quand elle voyageait, la jeune femme se positionna derrière un couple de voyageurs et patienta.
Heureusement pour elle, la frontière s’organisait très bien. Les deux soldats qu’Asnya et Len croyaient simplement chargés de surveiller, désignaient les prochains à passer au crible des questions de deux autres gardes positionnés sous la grande arche et invisibles au premier regard.
Il ne fallut pas bien longtemps pour que ce soit leur tour. L’un des deux guerriers lui fit signe d’avancer et la dirigea vers un des examinateurs. De bonne composition, la jeune femme se laissa faire sans broncher.
— Travail et raison du déplacement ? lui demanda l’homme penché sur un parchemin sans la regarder.
La politesse se perdait de plus en plus. La milicienne se racla la gorge et attira son attention sur elle. Les sourcils froncés, le garde assis derrière une table de fortune s’immobilisa. Ses yeux s’attardèrent sur sa cape bleue de belle facture, contemplèrent la bonne forme de ses deux montures puis remontèrent vers son visage. De là où il était, l’homme pouvait très bien voir ce qu’elle souhaitait lui montrer. Pas besoin de parole. Les traits d’abord agacés de l’examinateur se tendirent d’un coup en une mine inquiète. Il se leva d’un bond à en faire trembler sa table et inclina la tête.
— Je… Ne vous êtes-vous pas signalée dès votre arrivée ? Nous ne faisons d’ordinaire pas attendre les membres de l’Ordre. Il s’agit d’un malentendu.
— Je ne suis pas pressée, répondit simplement la jeune femme en resserrant un peu plus sa cape sur son cou.
— Nous aurons beau dire, ce tatouage est quand même bien pratique, ricana le fantôme en fixant le garde soucieux.
La marque dont parlait Len signifiait l’appartenance à la milice Thaslienne. Dès son entrée dans la branche armée du courant religieux, un milicien se faisait tatouer de deux cercles entrelacés. Comme pour souligner encore plus leur lien éternel à l’organisation. Celui-ci se trouvait juste sous le menton de ses membres. Il suffisait à Asnya de tendre le cou vers le haut pour que chacun puisse contempler ce dessin à l’encre. La posture à prendre pour montrer l’écusson les amusait autant qu’elle les agaçait. Devoir découvrir sa gorge et la rendre ainsi vulnérable, témoignait bien la puissance morale, sociale et psychologique de l’Ordre Thaslien. De mémoire de milicien, jamais l’un des leurs n’avait souffert d’une attaque directe en accomplissant ce geste. La marque les protégeait comme ils se devaient de défendre ce qu’elle représentait.
— Vous pouvez bien sûr passer, je m’occuperai des formalités.
— Très bien, je vous remercie.
La jeune femme allait poursuivre sa route quand le garde la retint finalement un instant.
— Pardonnez-moi pour ma hardiesse, mais je souhaitais savoir si vous pouviez adresser un sujet à votre supérieur. Nous sommes affectés à ce point de passage depuis environ douze semaines sans interruption et nos réserves s’amenuisent. Nous sommes au fait que l’Ordre a coutume de faire des dons de nourriture et nous voulions savoir si…
— Quel est votre rang ?
— Lieutenant, madame.
— Je ne passe pas de messages à ma hiérarchie, lieutenant. Dirigez-vous vers la voie officielle. Quant à l’alimentation de vos provisions, tournez-vous plutôt vers vos supérieurs. Ils vous ont bien envoyé ici, si je ne me trompe pas.
— Je pensais qu’en tant que milicienne vous aviez un certain poids dans l’Ordre.
— J’ai l’importance que l’on veut bien me donner et je n’ai pas le pouvoir de faire avancer votre demande.
— Oui bien sûr, je comprends. Bonne route.
Asnya le salua et passa la frontière. Un mouvement furtif à proximité immédiate lui indiqua que son ami invisible revenait d’un petit tour. Len remonta en selle comme si de rien n’était.
— Il y a du monde par ici, l’informa-t-il. Ils sont bien trop nombreux pour « tenir » une simple ligne. D’ordinaire, ces lignes sont surveillées par de jeunes soldats encadrés par un ou deux gradés… Alors qu’ici il y a plus de galonnés que de combattants ! D’ailleurs, j’ai l’impression que les fêtes battent leur plein. Je ne compte plus les tonneaux de bière vides relégués dans un coin. Et tu ne devineras jamais, mais il y a un camp d’entraînement un peu plus loin. Tout ceci est très bizarre. Le royaume se préparerait-il à la guerre ?
— Je comprends mieux pourquoi le lieutenant ne souhaite pas s’adresser à l’armée pour son petit problème de stocks. En ce qui concerne le nombre de soldats, cela ne nous regarde pas. Nous ne participons pas aux batailles.
Asnya n’était pas assez gradée dans la milice ni assez puissante pour mener un détachement de guerriers et être appelée en cas de conflit. Elle était la seule milicienne à ne pas pouvoir utiliser la Magie, ce qui la reléguait au dernier rang. Ne plus pouvoir. Elle remerciait l’Ordre de l’avoir gardéeauprès de lui malgré tout. Elle se contentait donc de ce qu’il voulait bien lui laisser faire.
Selon les écrits disponibles à la milice, il n’y avait plus de vraies guerres et elles s’étaient toutes terminées dans un bain de sang. Malheureusement. L’Ordre avait gagné la dernière bataille de religion. Asnya remerciait Thasleth que ce soit le cas. Elle ne comprenait pas pourquoi certains de leurs ancêtres ne l’avaient pas accepté tout de suite et étaient restés fidèles aux anciens Dieux potiches. Elle repensait de temps à autre aux récits épiques dans les ouvrages de l’Orphelinat sur les Deux Guerres. La première, menée par les polythéistes, neuf cents ans auparavant, et qui avait écrasé dans la violence les prémices de l’Ordre de l’époque : de simples fervents qui souhaitaient s’ouvrir à une nouvelle pratique et qui avaient été rejetés par le continent. Thasleth n’avait pas disparu pour autant. Il avait réussi à mobiliser des troupes neuves et à progresser en Almérante. Jusqu’à ce que lors de la Deuxième Guerre, les fidèles du Dieu unique prennent l’ascendant sur le continent et chassent les païens.
— Encore un qui risque une rétrogradation, continua Len, je ne fais que t’informer de ce que je vois comme d’habitude. Il s’agit de ma contribution à ton métier.
— Et tu le fais très bien. Allons-y, il me tarde d’arriver et de profiter enfin d’un peu de tranquillité.
Après plusieurs heures de chevauchée, le Thasril se dressa devant eux. Voisin de la cité Tryth, l’immense bâtiment abritait la majorité des membres officiels de l’Ordre Thaslien. Son objectif : faire tourner correctement le courant religieux pour que son nombre d’adeptes continue d’augmenter. Les frères de l’Ordre étaient les hommes les plus puissants du continent. Grâce à leur ferveur et à leur habileté, ils se trouvaient en très bons termes avec les différentes couronnes. Les Rois et Reines d’Almérante se référaient à lui en cas de besoin. Avoir l’approbation de l’Ordre leur garantissait la tranquillité et l’amour de Thasleth. L’autorité divine profitait de ses solides relations pour diffuser la parole du Dieu unique. Respecté, il assurait la paix dans les royaumes, l’accès à la prière et la rédemption.
Le Thasril se divisait en plusieurs branches bien distinctes : celle des frères, purement religieuse ; celle des bureaucrates pour l’administration des œuvres, des réserves et des personnes ; celle du Trésor pour les moyens financiers du courant et enfin celle de la Milice pour les opérations sur le terrain.
— Enfin ! Cette ruche m’avait manqué !
Asnya sourit à l’évocation de ce surnom. Len appelait le Thasril, « La ruche ». Tout simplement parce que l’effervescence entre les murs de l’immense bâtisse lui faisait penser aux travailleuses ailées. En soi, il n’avait pas tort ; le Thasril œuvrait nuit et jour et représentait un exemple pour chaque cité.
—Tu seras le premier à ne plus supporter tout ce mouvement ! souligna la jeune femme tout en observant l’énorme tour en question.
Le cœur d’Asnya se gorgea d’une joie intense. Ils rentraient enfin à la maison.
La jeune femme ne s’attardait pas sur les nombreux hommes et femmes qu’elle croisait et qui s’inclinaient devant elle à sa vue. La route jusqu’au Thasril se remplissait d’individus en quête de bonnes affaires discutées dans l’enceinte de la cité Tryth. À un embranchement, cette foule prête à dépenser tout son argent prenait le chemin opposé à celui que devait emprunter la milicienne, lui dégageant la voie. Les bêtes reprirent leur allure de croisière avec un soulagement certain. Sa destination lui apparut enfin.
Fait de grès jaune et d’or, le Thasril était le bijou de l’Ordre. Se basant sur des principes de construction, et surtout de décoration, réputés du sud d’Almérante, le bâtiment n’avait plus rien à envier à la cité de Namor considérée comme le premier berceau du culte Thaslien. Ses membres auraient très bien pu édifier leur capitale dans un des déserts du Kalathar, mais la majorité des clercs préféraient des températures plus clémentes. Une grande muraille garantissait la protection de l’édifice arrondi et serpentait le long des quatre ailes de la bâtisse. En son centre, en plus d’un important jardin, une tour impressionnante. Asnya n’y allait que très peu, car elle abritait le plus haut supérieur de l’ordre religieux : le gouverneur suprême. Personne ne savait comment il s’appelait exactement et il était très rare de le voir. Quand Len et Asnya étaient plus jeunes, ils avaient essayé de le distinguer par les grandes fenêtres de ses appartements, mais sans succès. Tout autour de cet homme restait un mystère, de son âge, à ses pouvoirs.
La tour du Thasril, contrairement à Tryth, ne touchait pas le ciel, mais garantissait une vision à trois cent soixante degrés de la vallée. Tout en haut de celle-ci, un poste militaire assurait l’observation et la défense du lieu, de jour comme de nuit. De nombreux autres soldats, détachés par le royaume d’Orelock, patrouillaient sur les murailles.
D’un bond souple, Asnya atterrit par terre et confia ses rênes aux serviteurs attendant à l’entrée. Elle flatta l’encolure des deux montures et attrapa ses différents sacs de selle avant de passer une des multiples petites portes du bâtiment.
Aucun guerrier à l’intérieur : les sentinelles sur les murs d’enceinte suffisaient à leur protection et une caserne dédiée abritant des réserves militaires se situait à quelques centaines de pieds du cœur de l’Ordre Thaslien.
Asnya, suivie par Len, salua les diverses classes qu’elle y croisa. Des religieux de niveaux variés, des serviteurs, des valets, des visiteurs extérieurs vêtus plus ou moins richement : la ruche s’activait.
La jeune femme savait où trouver les siens et se dirigea vers le quartier Nord en contournant le cloître. En arrivant à la milice, Asnya retrouva un calme plus certain. Le hall ne comptait que deux ou trois de ses partenaires et ils étaient assis à même le sol, occupés à jouer à une partie de dés. Ils ne levèrent pas le nez pour lui rendre son salut. L’un d’eux était plus jeune qu’elle, un des derniers enfants sortis vainqueurs de l’Orphelinat. La milice ne se dotait que d’une nouvelle recrue par an, la meilleure de toute la classe d’âge éduquée par les frères. Asnya était celle de son année.
La milicienne avança jusqu’au tableau suspendu et couvert d’ordres de mission. Elle jeta un œil rapide aux nombreux feuillets qui n’attendaient qu’un exécutant.
— Par pitié, ne te lance pas sur une proposition aussi insignifiante que les dernières que tu as prises !
Asnya sourit à un milicien passant devant eux et hocha la tête. Elle ne pouvait pas répondre à Len quand ils étaient en public et qu’elle était dans l’impossibilité d’être discrète. Elle se dirigea ensuite vers sa cellule.
La jeune femme lâcha un soupir de soulagement quand elle put enfin poser ses sacs dans son dortoir de fortune. Spartiate, il ne profitait que d’un lit aussi large qu’elle, d’une petite planche sur tréteau où s’empilait le peu de vêtements qu’elle possédait, d’un seau et d’un pot de chambre. C’était peu, mais cela lui appartenait.
— Je suis désolé de te le dire, mais tu vas devoir patienter avant de te détendre. Quelqu’un arrive.
Asnya lâcha un autre soupir, cette fois-ci de dépit. Elle n’aurait pas le temps de se changer. La jeune femme s’aspergeait le visage quand un serviteur entra et la salua.
— Vous êtes attendue auprès de frère Josam.
Puis l’homme fit demi-tour et ne vérifia même pas qu’elle le suivait. La milicienne attrapa la commande, la bourse et lui emboîta le pas.
— Ton maître est seul, lui indiqua Len.
Très bien, au moins il n’y aurait pas de surprise ou de visiteur dérangeant. Le serviteur frappa à une porte sans prétention et l’invita à entrer. Frère Josam se trouvait à son bureau et posa sa plume quand il la vit.
— Bonjour, Asnya. Posez toutes ces choses ici. Oui, dans le coin, nous devons parler et nous avons peu de temps.
— Bonjour, frère Josam.
— Je ne vous demande pas comment s’est déroulée votre dernière mission, vous m’en apportez la preuve, dit le moine satisfait. Approchez, ce que j’ai à vous dire est très sérieux.
L’homme vérifia que la porte était bien fermée et l’invita à s’asseoir face à lui.
— Je m’excuse de ne pas vous permettre un temps de repos réparateur et de vous faire venir aussi vite, mais je suis convaincu que vous ne m’en voudrez pas.
— Il attise ma curiosité, commenta Len tout en se penchant vers le moine et en enveloppant de sa grande carrure le petit bureau.
Asnya retint un faible sourire. Si frère Josam voyait le tableau qu’il faisait avec le fantôme, il en serait horrifié. Elle appréciait tellement que Len dédramatise toutes les situations.
— Le délassement n’est pas à l’ordre du jour, continua son maître sans se douter le moins du monde qu’un être invisible était allongé sur ses papiers. Vous êtes attendue par le gouverneur suprême.
Len se redressa d’un coup, captivé. Asnya quant à elle tenta de ne rien laisser paraître.
— C’est un grand égard pour vous comme pour moi qu’il daigne faire appel à vos services. Il veut vous rencontrer au plus vite, c’est pourquoi je lui ai déjà signalé votre retour parmi nous. Il vous attend dans une heure et s’entretiendra avec vous, seule.
— Je suis honorée.
Même si elle ne put cacher sa surprise. Après tout, elle n’était qu’une milicienne de dernier rang, sans pouvoirs. Du genre à ne jamais être en mesure de prétendre à ce mérite.
— Je tiens à vous dire que j’ai été ravi de vous voir affectée à mon service pendant toutes ces années et que je vous regretterai.
— Dois-je comprendre que le gouverneur suprême a besoin de moi assez longtemps pour que je ne puisse rester auprès de vous ?
— Seul notre supérieur pourra répondre à cette question. Je sais simplement que votre remplaçant arrive ce soir. Je vous recommande de suivre tous les ordres qui pourront vous être donnés. Ce fut un plaisir de travailler avec vous.
— Un plaisir partagé.
— Tu te rends compte ! Le gouverneur suprême ! C’est incroyable, le travail paie toujours !
Asnya ignora les commentaires de Len qui ne pouvait plus s’empêcher de gesticuler. Lui qui attendait une reconnaissance depuis un long moment se voyait comblé. La milicienne restait quant à elle plus réservée.
Elle salua son ancien maître, se leva et se dirigea vers la porte. Frère Josam la suivit et la retint par le bras. Ce mouvement la surprit à tel point qu’elle s’immobilisa. Jamais le moine n’avait exercé le moindre contact physique sur elle.
— Asnya, quoi qu’il arrive, faites attention. Vous n’aurez plus personne pour vous protéger et rattraper vos maladresses.
— Je comprends, maître.
— Bonne chance.
La jeune femme passa la porte et se retrouva dans le long corridor heureusement vide. Elle put enfin respirer profondément.
— Il faut que tu te débarbouilles un peu, tu es pleine de poussière.
— J’y vais, ne t’inquiète pas.
— Nous devons faire bonne impression ! Tu te rends compte de ce qu’il se passe ? Ce genre de rencontre est très rare ! Même exceptionnelle !
— Je le sais bien, murmura Asnya en se dirigeant vers sa chambre et ne pouvant réduire la boule qui croissait dans son ventre.
— Tu ne dois pas avoir peur, je serai toujours là pour te protéger.
Il la connaissait par cœur. Malgré son euphorie évidente, il se souciait constamment d’elle et la comprenait comme personne.
Quand elle fut dans sa cellule, elle retira tous ses vêtements qu’elle secoua. Len attendait tranquillement qu’elle l’autorise à entrer. Elle se passa de nouveau le visage à l’eau, puis en profita pour se rafraîchir les bras et les jambes. Une fois cela fait, elle attrapa un uniforme propre, l’enfila et entreprit de nettoyer ses bottes.
Assis à côté d’elle sur le lit, Len était enfin silencieux.
— Je n’ai rencontré le gouverneur qu’une seule fois, déclara Asnya, et je ne lui ai jamais parlé. Je ne crois même pas qu’il m’ait regardée à l’époque. Alors de là à le rejoindre toute seule…
—C’est l’heure d’y aller.
Déjà ? La jeune femme n’avait pas vu le temps filer. L’angoisse se fit immédiatement plus présente. Que pouvait bien lui vouloir le gouverneur suprême ? Qu’est-ce qu’Asnya, petite orpheline et milicienne sans Magie aux états de service instables pouvait bien faire pour lui ?