Les 3 premiers chapitres des Chroniques d’Almérante gratuitement ! 

Merci énormément pour ton intérêt pour cette histoire !
Tu trouveras ci-dessous les 3 premiers chapitres de la duologie « Chroniques d’Almérante » qui met en scène en scène une elfe magicienne lancée à la poursuite d’une créature mystérieuse et qui atterrit au milieu… d’humains détestant la magie. Et les elfes.

Si tu aimes les rebondissements, la magie, le suspense et les univers à la Seigneur des anneaux, cette histoire est pour toi ! 

Ci-dessous les 3 premiers chapitres du 1er tome !

Bonne lecture ❤️

Bénédicte P. Durand

CHAPITRE 1

 

La nuit s’effaçait progressivement sur la cité d’Aldhëra la Resplendissante, capitale du royaume des Aldérans. L’Ouvreur profitait comme chaque matin de la quiétude alentour. À cette heure-ci, il était souvent la seule âme éveillée de la cité et s’attelait à sa tâche avec la rigueur et l’attachement que savaient démontrer les Elfes. Se déplaçant lentement dans les couloirs circulaires de la tour de la Guilde, il éclairait chaque recoin sombre d’une minuscule bulle étincelante. Suspendu dans l’air, le flocon apportait une nuance très particulière au bâtiment et pouvait s’observer du reste de la cité d’Aldhëra par les grandes arches régulières, taillées dans les murs de pierres claires de la tour.

S’accordant un moment de répit, il regarda, par l’une d’elles, le soleil se lever. Les premiers rayons chauds caressaient le palais royal, l’Ömlin — nommé ainsi d’après le premier roi de la dynastie des Aldérans —, l’enveloppant de lumière avant de s’étendre sur le reste de la cité. Le palais, fier et majestueux, était la construction elfique la plus importante du royaume et aucun autre bâtiment n’avait le droit de le supplanter, en beauté comme en taille.

L’Ouvreur reprit son chemin de ronde, éclairant la face opposée de la tour, en bas de laquelle s’étendait une large forêt.

La forêt de Limviel. Un frisson parcourut son échine. Dans la pénombre, son envergure la rendait encore plus lugubre. Sinistres, ses hauts chênes, sapins et autres bouleaux s’entremêlaient pour ne former qu’une masse qui, en pleine journée, ne laissait pas filtrer les rayons du soleil. L’Ouvreur n’y avait jamais mis les pieds. Seuls quelques originaux s’y aventuraient, pour jouer à se faire peur. Il préférait s’attarder sur l’autre côté, constitué de champs et d’habitations.

Il terminait toujours par la Guilde, dévorant du regard les magnifiques sculptures dans les dégagements. De splendides statues rendaient hommage aux Dieux, laissant la part belle à Méruniel, le Dieu de la connaissance et du savoir. Plusieurs représentations du Maître de la magie se trouvaient dans les couloirs de la Guilde, soulignant son profil aussi fin que celui des Elfes et ses longs cheveux, supposés clairs et brillants, qui lui descendaient jusqu’à la taille. Peint en pleine lecture ou encore en pleine action, le Dieu préféré des magiciens irradiait les allées de sa présence. À ses côtés se trouvaient d’autres divinités comme Lunea et Solea, la Dame d’Argent et la Rayonnante, respectivement Maîtresse de la lune et du soleil, adorées elles aussi par les Elfes. Chaque jour, l’Ouvreur découvrait de nouveaux détails dans les sculptures dont il appréciait les aspérités et les finitions brutes, plus anciennes.

Suspendues aux murs, des fresques retraçaient l’histoire de l’institution et du bâtiment. Une représentation aérienne soulignait que la tour était l’épicentre d’Aldhëra. Symbole du pouvoir, elle avait survécu au temps qui passe et aux conflits. Les yeux de l’Ouvreur s’arrêtèrent rapidement sur le tableau gigantesque qu’il venait de dépasser. Il avait les créatures volantes en horreur, mais la violence de la peinture de cette bête mise à mort par les Anciens le mettait toujours mal à l’aise. Comme un avertissement pour ceux qui pourraient douter de la puissance de la Guilde, la toile possédait quelques répliques parsemées dans le reste du bâtiment. 

Détaché par les temples, l’Ouvreur procédait au même exercice dans chacune des maisons des Dieux : commençant par celle d’Aziel la douce, il se rendait ensuite dans le sanctuaire d’Amariel le poète pour terminer par ceux de Lunea et Solea puis enfin le temple de Méruniel. Aziel, Déesse de la guérison et de la vie, protégeait les créatures vivantes ; Amariel le poète, incarnation de la musique, inspirait les arts sous toutes leurs formes. Les deux sœurs, quant à elles, représentaient les vérités cachées et révélées ainsi que l’espoir, la patience et la solitude. 

Chaque jour, l’Ouvreur honorait les Dieux et leurs symboles, illuminant les lieux dans l’attente des officiants. La piété et les croyances structuraient la société elfique et chaque habitant se montrait assidu envers un ou plusieurs Dieux. L’Ouvreur vouait une adoration totale à Méruniel, malgré son silence face à ses prières. Le peu de talent magique qu’il lui avait confié, l’avait empêché de faire son entrée dans les Ordres du Savoir. Alors, lorsqu’il avait été question de prendre en charge l’ouverture de la Guilde, l’Elfe s’était proposé immédiatement. Pénétrer dans la tour des Mages était un privilège et un devoir qu’il n’aurait laissé à personne d’autre.

Les salles intérieures desservies par les grands corridors de la tour étaient sombres et devaient le rester. Les Apprentis arriveraient d’ici quelques heures pour recevoir leur formation. Percevant alors une lueur à quelques mètres devant lui provenant d’une alcôve, l’Elfe s’arrêta un instant. Elledevait être là. S’approchant lentement de la pièce éclairée pour ne pas l’effrayer, il aperçut la seule autre Elfe présente dans le bâtiment. Cachée dans l’obscurité, sa silhouette se devinait, dessinée par le léger chatoiement qui l’enveloppait. En tailleur, les yeux fermés, elle lévitait à quelques centimètres tout au plus du sol. Il la connaissait et la voyait de temps en temps lors de sa ronde ; il s’agissait de l’unique magicienne de la Guilde qu’il croisait régulièrement. Il nota pour lui-même que la présence de la jeune femme aux aurores se faisait de plus en plus assidue ; ne souhaitant pas l’interrompre, il recula et reprit son chemin.

Elwën fronça un sourcil au moment où l’Ouvreur disparaissait. Malgré son état de méditation, elle avait conscience de ce qui l’entourait et savait qu’il l’observait quelques instants à chaque fois qu’elle commençait sa préparation au Rituel. Elle profitait du calme de la tour lors des premières lueurs du jour pour se recueillir et se mettre en condition pour la prochaine phase de son Ascension. 

Fille du couple royal, Elwën avait intégré la Guilde dès son plus jeune âge : les conseillers de Liëran, son père et roi, ayant détecté très tôt son potentiel pour le Savoir. Depuis, elle avait franchi les différentes étapes que la majorité des Elfes n’atteignait pas : d’Apprentie, elle était devenue Disciple puis Guide et désormais Mage. Elle ne formait plus les jeunes générations. Son rôle en tant que Mage était d’apporter son savoir-faire aux Guides de la Guilde en charge de l’éducation des Apprentis et d’intervenir dans les conflits magiques du territoire si les autorités supérieures l’estimaient nécessaire.

Elle devait encore accomplir le Rituel, l’ultime cérémonie d’Élévation.

Cela faisait déjà plusieurs cycles de lune qu’elle travaillait et le jour de son Ascension venait d’être fixé. La date était gardée secrète, mais elle savait qu’il ne lui restait plus que quelques jours pour se préparer à rejoindre le cercle encore plus fermé des Maîtres. La méditation l’aidait beaucoup. Le déroulé de cette cérémonie était un mystère. Une seule chose était certaine : accomplir le Rituel la lierait de façon définitive à la Guilde. Son futur et son existence en seraient modifiés à jamais. Les Maîtres reniaient leurs origines, leur famille et leurs proches pour se consacrer uniquement au Savoir et à la Magie. Certains racontaient que l’on oubliait même jusqu’à son propre prénom pour mieux renaître.

Elwën n’y était pas farouchement opposée : sa famille, même royale, ne jouait pas un rôle majeur dans sa vie, ne la voyant que très peu. La majorité des membres de l’institution ignorait complètement son ascendance, tant son quotidien différait de celui des membres de la royauté. Pourtant, une pensée lancinante, au fond d’elle, la faisait douter : il s’agissait d’accepter une vie sans aucun autre projet que ceux décidés par la Guilde.

L’Elfe se mit debout. Elle agita lentement ses membres ankylosés par la posture de méditation et quitta la salle. Ses supérieurs l’ayant déchargée de ses missions pour rester concentrée sur sa préparation, la suite de sa journée ressemblerait aux jours précédents et le moment qu’elle préférait se profilait déjà.

Elle rejoignit les étages les plus bas de la tour et retrouva Arell, plongé dans la lecture d’un livre, comme toujours. Malgré ses efforts pour être discrète, il perçut son pas et leva la tête en souriant.

— Je viens de trouver le mot qu’il me manquait ! lui dit-il quand elle se trouva à son niveau. Il était temps, je baissais les bras.

— N’est-ce pas ton rôle de ne jamais baisser les bras ? 

Arell prit un air contrit.

— Comme c’est le cas aussi pour toi, mais il n’est pas forcément facile d’avancer, même en tant que Découvreur. Comment s’est passée ta méditation ?

La jeune femme s’assit en face de lui, sur la table. Elle ne répondit pas tout de suite. Il était vrai que chacun à leur niveau, ils devaient progresserdans leur Ordre, même si cela n’avait pas le même impact pour eux, elle en tant que Mage et lui en tant que Découvreur. Contrairement à Elwën, il ne sera pas nécessaire à Arell d’accomplir le Rituel et de faire vœu de célibat.

— Je sens que je m’apaise. Je me sens prête. Il me reste encore des interrogations, mais j’ai confiance, lui dit-elle en effleurant du regard le texte qu’il avait sous sa main et qu’il cacha instinctivement.

Les Érudits et les Mages étaient des Ordres cousins, mais deux branches séparées. Les Érudits découvraient, enrichissaient et équilibraient le Savoir tandis que les Mages en usaient. Il était impossible que les deux Ordres soient mélangés, afin de garantir la stabilité et l’équilibre des pouvoirs magiques dans les trois royaumes des Elfes. Silencieux, Arell tendait la main vers celle de son amie quand un jeune disciple arriva en trombe dans la pièce, interrompant son geste.

— Venez ! Vite ! leur cria l’élève d’Arell à grand renfort de gestes. Il faut absolument que vous veniez voir ça ! C’est incroyable !

— Du calme, le reprit Elwën en se levant. N’oublie pas où tu te trouves… Qu’est-il arrivé ?

— Il faut vraiment que vous veniez le voir en vrai !

Arell se leva à son tour, résigné. Il ferma les livres ouverts devant lui d’un geste de la main et les renvoya à leur place dans la bibliothèque principale. Après un dernier regard vers les étagères qui croulaient sous les nombreux ouvrages qu’il lui restait à découvrir et à cet endroit si cher à son cœur, il se racla la gorge et répondit à son disciple.

— Nous te suivons, Rogan.

***

L’effervescence gagnait toute la cité. Elwën et Arell, précédés par un Rogan qui rougissait d’excitation, rejoignirent la vague d’Elfes qui grossissait et avançait vers l’Ömlin. 

Il s’agissait de la deuxième manifestation de ce genre pour Arell : la précédente concernait, à l’époque, l’accession de l’héritier du trône à la table de commandement du royaume. Son intronisation avait eu lieu en public, car l’événement, étant plutôt rare en raison de la longévité des Elfes, ne se tenait qu’environ tous les quatre-vingts ans. 

Liëran, le roi, préparait sa succession, attendue. Pendant de longues années, la reine Gawën avait pris les choses en main, permettant à son époux de trouver le réconfort auquel il aspirait dans les livres. Cependant, il n’était pas, malgré sa prestance, un meneur comme l’avait été son père. 

Le fils aîné du couple ressemblait à son grand-père et les Aldérans fondaient de grands espoirs en lui. Il était vrai que l’arrivée de Dioran parmi les conseillers avait entraîné, pendant quelque temps, un nouvel élan dans la cité. Serait-il à la hauteur des attentes du peuple ? Saurait-il les protéger envers et contre tout ? Chacun attendait une occasion pour que l’héritier fasse ses preuves. 

Arell aimait ces périodes de changements positifs : les Elfes, au-delà d’exceller dans la majorité des disciplines auxquelles ils s’adonnaient, restaient des rêveurs. De doux rêveurs qui se laissaient parfois entraîner par la paresse et vivaient au ralenti. L’accès au Savoir jouait beaucoup sur leur façon d’être. Pourquoi s’alimenter quand un simple sort permettait de se nourrir ? Pourquoi marcher quand, d’une simple pensée, ils pouvaient se déplacer ? 

Il aurait été si simple pour les Elfes de se laisser totalement aller, d’utiliser la magie pour assouvir leurs besoins primaires. Mais la magie puisait dans leur énergie et les Elfes, ces fainéants, trouvaient plus simple de se procurer de la nourriture auprès des commerçants que de prendre le temps de se ressourcer. De vrais paresseux. Cette caractéristique amusait régulièrement Arell. Les Elfes avaient accès à une puissance fantastique, mais jamais au grand jamais, ils ne l’utiliseraient au détriment de leur propre confort.

L’air alentour était saturé de magie et les Elfes se comportaient à l’image de leur Roi, le plus paresseux de leur histoire selon les livres. La dernière fois qu’Arell avait vu Liëran physiquement, cela devait être une dizaine d’années auparavant. Il n’était pas convaincu que son amie Elwën, la propre fille de celui-ci et qui vivait sous le même toit, l’ait vu depuis moins longtemps.

La foule grossissait au point de ralentir fortement à l’approche de l’Allée Royale. Elwën essayait de voir par-delà la multitude de têtes devant elle, mais elle comprit rapidement qu’elle devrait attendre son tour. Elle prenait conscience à cet instant du nombre d’individus qui l’entouraient. Il s’agissait d’une bonne nouvelle ; cela montrait que les Elfes prospéraient. Elle savait, s’étant intéressée au sujet, que la fertilité avait été un problème pendant une très longue période. Par quelques biais magiques, celle-ci s’était améliorée : elle se doutait que même ses parents, le roi Liëran et la reine Gawën, avaient usé de ses bienfaits pour mettre au monde leurs treize enfants… Elle était la cinquième fille du couple et les deux derniers, des jumeaux, une autre anomalie, venaient de fêter leur quarantième anniversaire.

Les deux amis patientaient dans la foule et constatèrent que les Elfes qui s’éloignaient enfin de la cour principale du palais avaient un regard empli de peur. Qu’il s’agisse de Protecteurs détachés pour la journée de leur affectation, de Prêtres ou d’Artisans, tous affichaient la même frayeur. 

Le phénomène interpellait tous les métiers. La marée dans laquelle ils se trouvaient était une bonne illustration de la société Aldhërienne, composée majoritairement de Protecteurs et de Prêtres, remplissant pour les premiers une fonction de défense et pour les seconds une fonction de culte. Il n’était pas rare que des grâces des Dieux leur soient accordées après des semaines et des semaines d’adoration de la part des Religieux. Ceux-ci étaient aussi mis à contribution à chaque expédition programmée par les forces militaires de la cité, pour protéger les soldats des mauvaises rencontres. 

Dans un nombre moindre, les deux Elfes retrouvaient autour d’eux les Artisans les plus réputés du royaume, les vrais artistes, qui ne sortaient que très peu de leurs ateliers, toujours à la recherche de la pièce parfaite qui ferait s’accroître leur réputation.

La caste qui les côtoyait le plus se trouvait être celle des Commerçants, une des fonctions les plus puissantes de la cité. Cette Guilde, qui s’enorgueillissait elle aussi de ce terme, très différente de la Guilde magique, mais avec un pouvoir équivalent, fixait les prix et tenait les rênes des différents entrepôts de la cité. La Guilde du Commerce donnait les quotas de retrait des denrées et permettait à la cité de s’alimenter dans les périodes fastes comme dans les cycles plus creux. 

Les Elfes cultivaient énormément la terre aux alentours, toujours dans le respect de la nature, et suivaient les saisons. Les hivers difficiles succédaient à des redoux tandis que des intervalles plus chauds donnaient parfois du fil à retordre aux dirigeants Commerçants. L’harmonie qui régnait entre les différents métiers de la cité la plus ancienne des royaumes elfiques donnait à Aldhëra une douceur de vivre essentielle au bien-être des Elfes et se répandait par-delà les frontières des trois royaumes.

Non loin d’eux passèrent des Érudits qu’Arell et Elwën connaissaient bien. Ils levèrent leur bras en signe de salut, mais aucun d’entre eux ne leur répondit, trop pressés de s’éloigner. Un jeune Elfe qui marchait devant eux, en s’agrippant à la main de sa mère, fondit en larmes. Les signes d’alerte étaient trop nombreux pour être ignorés plus longtemps. Elwën décida de se frayer un chemin dans le cortège. 

Elle était Mage et garante de la tranquillité des populations. Elle ne pouvait pas rester à attendre patiemment. Arell l’encouragea d’un signe de tête et elle quitta la file, remontant la rue en slalomant entre les Elfes qui repartaient.

La rumeur qui animait la foule diminuait au fur et à mesure qu’elle avançait dans l’Allée Royale. Elle arriva enfin à quelques mètres de la porte principale quand elle perçut un bruit lancinant. Elle avait bien fait de s’approcher. Elle reconnut au niveau de la porte Lorfë, Fanlin et Mothriel, trois Mages qu’elle comptait parmi ses amis. 

— Elwën, rejoins-nous ! lui lança Fanlin en l’apercevant.

Elle s’approcha d’eux et constata qu’ils restaient plantés au niveau de l’arche, bloquant l’entrée à la foule.

— Que se passe-t-il ? demanda la magicienne.

— Tu n’as qu’à juger par toi-même… répondit Lorfë en se tournant vers un Elfe qui souhaitait lui poser une question.

Elwën les dépassa, s’approcha de la grande grille fermée et ce qu’elle vit à l’intérieur de la cour du palais royal, la laissa bouche bée.

Une cage gigantesque occupait la place. Des liens magiques la maintenaient au sol et des Protecteurs s’agitaient autour d’elle, créant des liens supplémentaires autour du piège. Les Protecteurs menaient souvent des opérations dans des zones méconnues et leurs activités restaient majoritairement secrètes. Il était rare d’en voir un si grand nombre au même endroit dans la cité. De temps à autre, Elwën les accompagnait à l’extérieur, en fonction des ordres que lui donnaient ses supérieurs. À l’intérieur de la cage, une créature. Une bête énorme, d’une fois et demie la taille d’un Elfe. Elwën ne reconnaissait pas cet animal. Il était blanc, poilu, avec des zébrures plus foncées dans le pelage. De sa gueule, des crocs énormes laissaient s’écouler de l’écume. Le monstre s’agitait en grognant. Elwën reconnut le son qui lui glaçait le sang… Une main posée sur son épaule la tira de ses pensées.

— Il faut que tu nous aides à faire reculer tout le monde, lui demanda Fanlin, les représentants des Maîtres et des Gardiens vont bientôt arriver. Il faut éviter une panique générale.

— C’est un peu tard, la panique est déjà là, dit l’Elfe. En arrivant, j’ai croisé certains des nôtres qui l’ont aperçue et la nouvelle se répand déjà dans les rues.

— Il n’empêche qu’il faut essayer de les disperser le plus rapidement possible. Je ne pensais pas passer ma journée à répondre à des questions et à repousser la cité entière !

— Ne t’inquiète pas, j’ai une idée.

La jeune Elfe se positionna face à la foule et murmura quelques mots. Une sensation d’apaisement se diffusa lentement. Les traits des Elfes qui leur faisaient face se détendirent instantanément. Quelques sourires apparurent. Les premiers de la file se dispersèrent alors, laissant la place aux suivants qui jetèrent brièvement un œil dans la cour avant de rebrousser chemin comme si de rien n’était. Elwën aperçut Arell repartir lui aussi. Elle savait où elle pourrait le retrouver plus tard.

— Voilà, la situation est sous contrôle.

— Merci… Parfois, je me dis qu’on pourrait nous aussi avoir des idées comme les tiennes, plaisanta Mothriel, c’est vrai que c’est aussi à notre portée…

— J’ai déjà été confrontée à ce genre de situation lors d’une de mes missions avec les Protecteurs, rappela la jeune femme en regardant les Elfes se détourner de l’étonnant spectacle qu’offrait la créature grondant dans sa cage. Mais vous dites que les Gardiens vont intervenir ?

— Oui… Regarde-la ! La décision revient au Conseil. De notre côté, nous ne pouvons rien faire, si ce n’est attendre les ordres. Il est d’ailleurs temps d’y retourner. À bientôt, Elwën !

Les trois Mages, après un salut, quittèrent le devant de la grille, pour vaquer à leurs occupations. Elwën reprit son observation de la bête. Elle était effrayante. L’écume de sa gueule aspergeait les barreaux qui l’emprisonnaient et ses yeux roulaient de colère. Elle tenta de s’approcher mentalement, mais se fit repousser immédiatement. Le regard perçant de l’animal se posa sur elle et la foudroya. La barrière magique qui entourait l’esprit du fauve était très puissante. Beaucoup trop puissante pour un simple animal. Elle comprenait mieux le travail des Protecteurs et l’intervention des plus hauts membres de la Guilde. Elwën repéra dans l’attroupement un gradé de sa connaissance.

— Capitaine ! appela-t-elle. Où l’avez-vous trouvée ?

L’Elfe en question s’approcha.

— Bonjour, Elwën. Nous étions en mission de sauvegarde et elle nous a attaqués. Nous avons dû user de beaucoup de ruse pour l’enfermer et depuis, c’est un calvaire de maintenir notre emprise… Le commandant a souhaité la ramener dans la cité sur la demande des Gardiens.

— Et n’avez-vous pas peur qu’elle s’échappe et qu’elle cause des dégâts ?

— Mon avis compte peu. Les Gardiens statueront…

Elwën estima, après des années de pratique en résolution de conflits magiques, que l’animal représentait un réel danger pour Aldhëra, mais elle n’était pas là pour remettre en question les choix de ses supérieurs. L’arrivée du représentant des Gardiens balaya ses pensées. Elle le vit s’approcher des Protecteurs, échanger quelques mots avec le commandant et demander aux troupes présentes de s’éloigner. En seulement quelques gestes de sa part, la magicienne restée à l’entrée de la cour vit les liens magiques se consolider jusqu’à s’ancrer dans le sol, profondément. La cage était désormais figée. Le commandant désigna trois Protecteurs parmi ses hommes qui se positionnèrent autour de la cellule et le reste de la garnison s’éclipsa. Le Gardien avait lui aussi disparu. Elwën regarda l’animal qui s’agitait moins, comme conscient de sa situation. Quelle décision allaient prendre les dirigeants de la Guilde ? Allaient-ils solliciter le Conseil de la cité pour cela ? Quel qu’il soit, il fallait que leur choix soit clair et définitif pour garantir l’ordre et assouvir la curiosité de leurs concitoyens. Elle s’étonnait encore de la présence d’une telle créature entre leurs murs quand elle quitta les lieux, quelques minutes plus tard.

CHAPITRE 2

 

L’Ömlin était calme. Seules quelques allées et venues perturbaient la douce tranquillité des lieux. 

Des Elfes, au service de la famille royale, déambulaient, chargés pour les uns de chaises, pour les autres de belles toiles utilisées pour couvrir des tables. Certains déplaçaient en silence malgré leur poids, de splendides sculptures, réalisées par des Artisans en l’honneur des Dieux qu’ils admiraient. Elwën entra dans le palais et les salua tous, à chaque fois qu’elle croisait chacun d’entre eux. 

Elle avait grandi dans cette énorme bâtisse, édifiée il y a bien longtemps, par ses ancêtres. Symbole de la puissance de sa famille, l’Ömlin représentait en ses murs toute la beauté et l’adresse dont étaient capables les Elfes. Il se disait qu’à l’époque de sa construction, ses ancêtres qui assuraient la protection d’Aldhëra souhaitaient avoir la capacité d’abriter la population entière de la cité en cas d’attaque extérieure. Une telle situation ne s’était heureusement jamais produite et le palais royal continuait de resplendir, abritant la dynastie des Aldérans, tandis que d’autres familles, plus téméraires, s’étaient lancées à la découverte du reste du monde et s’étaient établies dans des contrées plus lointaines.

Elwën aimait le palais. Elle appréciait particulièrement les Elfes qui accompagnaient la famille royale dans leur quotidien et ressentait un grand plaisir à s’enquérir, dès qu’elle en avait l’occasion, de leur santé et de leurs nouvelles.

Intriguée par les mouvements des différentes personnes qu’elle croisait, elle remonta le chemin indiqué par les chaises et les tables, jusqu’à entendre des voix qu’elle reconnaîtrait entre mille.

Respirant profondément, elle entra dans la pièce à la suite des serviteurs.

Son regard se posa immédiatement sur le coin d’où provenaient les éclats de voix. Debout sur un tréteau, à quelques centimètres du sol, sa sœur aînée laissait une Elfe raccourcir la nouvelle robe qu’elle avait commandée. La princesse houspillait l’Artisane qui faisait bonne figure, lançant de temps à autre des regards gênés à la reine Gawën, elle aussi présente pour soigneusement superviser tous les préparatifs.

— Ellynën, reste immobile ! Tu vois bien que tu ne facilites pas le travail de Faye.

— Je ne peux rester immobile quand je vois ses mains grossières abîmer ce tissu magnifique que j’ai choisi expressément ! bêla en retour la princesse Elfe, qui tourna la tête et aperçut sa sœur. Tiens Elwën, tu nous honores enfin de ta présence…

— Bonsoir, ma très chère sœur, répondit la magicienne en adoptant le même ton sec. Mère, je suis heureuse de vous voir.

— Bonsoir, Elwën, la salua la reine en s’approchant d’elle. Comment se passent tes séances de méditation, avant le grand jour ?

— Très bien. Je pense de plus en plus à mon Élévation. Je l’imagine comme un moment réellement… 

— Il y a intérêt ! la coupa Ellynën. Regarde comme nous faisons des pieds et des mains pour rendre ce moment unique ! Une soirée comme il n’y en a pas eu depuis longtemps à l’Ömlin.

— Et je vous en suis reconnaissante.

— Il faut que quelqu’un prenne tes mesures pour te créer une robe, tu ne pourras pas te présenter dans tes « guenilles » à la soirée lancée en ton honneur.

Elwën nota immédiatement la pique qui lui était destinée. Sa sœur ne supportait pas que quelqu’un d’autre soit le centre de l’attention. Elle s’énervait et faisait en sorte d’attirer tous les regards vers elle… Bienveillants ou autres. 

Les guenilles évoquées se trouvaient être ses habits de fonction, imposés par la Guilde et traduisant son statut. Ils se composaient d’un pantalon blanc immaculé large et bouffant, surmonté d’une tunique vert clair, ajustée à la taille par une ceinture en toile rêche. Un bijou typique des Mages complétait sa parure. Lorsqu’elle serait Maître, sa tenue évoluerait elle aussi, en regard de son nouveau grade au sein de la Guilde. Elwën ne pouvait pas dire qu’elle appréciait sa tenue, mais elle s’y trouvait plus à l’aise qu’en robe.

— Ma fille, ta sœur a raison, tempéra Gawën en posant sa main sur le bras de la magicienne et en lui souriant tristement. Il faut en profiter tant que cela t’est encore possible. Dès le Rituel passé, tu ne feras plus partie de notre famille…

— Oh, mère…

L’Elfe enlaça la reine, dans un très rare geste de tendresse. Le voile de chagrin qui obscurcissait le regard de sa mère se dissipa et Gawën reprit contenance.

— Trêve de bavardages. Ellynën, laisse ta place à ta sœur pour que Faye prenne ses mesures.

— Mais, elle n’a pas…

— Peu importe, notre chère tailleuse reviendra demain pour finaliser sa création. Ta sœur a une fonction qui la tient très occupée, alors profitons de ce rare moment.

Furieuse, mais contrainte, la princesse descendit de son piédestal de mauvaise grâce. Elle croisa sèchement les bras sur sa poitrine, tout en dévisageant sa sœur cadette.

— Bien le bonsoir ! éclata la voix de Dioran qui entrait à son tour dans la salle de réception. Quel plaisir de vous voir toutes trois réunies !

L’héritier du trône des Aldérans s’approcha de chacune des Elfes présentes et leur planta un baiser sur la joue. La reine roula des yeux face à tant d’inconvenance. 

— Dioran ! Ce ne sont pas des façons de se comporter. Nous avons un rôle à tenir, le réprimanda-t-elle. Que fais-tu ici ? As-tu vu ton père ?

— J’en viens. J’ai profité de mon passage au palais pour venir vous saluer et m’enquérir de la santé de mes agréables sœurs. Que préparez-vous ici ? La soirée d’anniversaire d’Ellynën ?

— Pas du tout ! le corrigea la princesse en question. Il s’agit d’une fête en l’honneur d’Elwën qui va bientôt intégrer l’élite de la Guilde, je te rappelle.

— Ah, j’ai dû me méprendre en voyant la beauté de ta robe… J’ai cru que la soirée était organisée en ton honneur.

Ellynën pesta en rougissant.

— Une nouvelle fois, tu fais erreur ! Je souhaite simplement me montrer digne de mon rang.

— Ne serait-ce pas aussi pour impressionner nos invités ? J’ai cru comprendre que Briwën et Liowën feraient le voyage pour saluer notre sœur.

Les yeux d’Elwën pétillèrent. Elle adorait ses sœurs qui avaient quitté depuis longtemps Aldhëra pour épouser d’autres princes Elfes.

— Est-ce vrai, mère ? s’enquit la magicienne. Elles feront le déplacement pour moi ? Cela fait une éternité que nous ne les avons pas vues !

— Une éternité n’est encore pas assez longue… maugréa l’aînée des filles du couple royal.

— Oui, vos sœurs vont venir spécialement pour vous voir. Elles seront accompagnées de leur époux. Ce sera une bonne occasion pour toi, Dioran, de les rencontrer à nouveau. Vous pourrez échanger sur…

— Parfait, mère, coupa Dioran, sur ce, je dois m’en aller. Je suis attendu, une assemblée importante en rapport avec… hum… la « bête ».

Le prince désigna de la tête la cour intérieure du palais. La présence de la cage était sortie de l’esprit de la magicienne.

— Vas-tu rencontrer les Gardiens ? s’enquit Elwën tandis que Faye continuait de la mesurer. Allez-vous décider du sort de l’animal ? 

— Pour le moment, je ne saurais te répondre, dit Dioran en restant évasif, je dois me mettre en route. Je compte sur vous pour ne pas vous écharper !

— Attends, Dioran, j’ai une question moi aussi à te poser ! l’interrompit Ellynën en s’approchant de son frère la tête haute et les bras toujours croisés sur sa poitrine. 

— Sais-tu qu’il y a des rumeurs dans la cité nous concernant ? 

— Lesquelles ? 

— Certaines personnes disent que nous manquons à nos devoirs envers les Dieux. Que notre autel de prière, bien caché des regards, est déserté. 

— C’est absurde, intervint la reine, notre ferveur est exemplaire !

— Je le sais, mère, répondit Ellynën dont le visage ne pouvait se départir d’un sourire de satisfaction, mais tout le monde n’est pas de cet avis. C’est une honte ! J’espère que tu les trouveras, Dioran, et que tu leur demanderas des comptes. 

L’expression sur le visage de sa sœur rappela des souvenirs à la mémoire d’Elwën. Elle était si fière de partager une information que personne d’entre eux n’avait encore… Elle les gardait précieusement en tête et les utilisait à chaque fois qu’une conversation lui échappait. La magicienne espérait sincèrement qu’aucun membre du personnel ne serait embêté par sa faute. 

— Je verrai… Je dois vraiment y aller !

L’Elfe sortit de la salle à grands pas, les laissant toutes les trois sans réelle réponse. 

— Mais que faites-vous ? s’écria Ellynën à l’égard des Elfes qui s’échinaient autour d’elles. Les fauteuils, du côté des arches de la cour intérieure, pas vers la porte ! Il faut vraiment que je m’occupe de tout, ici !

Elwën regarda sa sœur se précipiter vers les serviteurs incriminés à grand renfort de cris et de gestes. Gawën tentait de temporiser en la suivant.

La magicienne retrouvait les sensations éprouvées dans sa jeunesse et dont elle taisait l’existence le plus souvent possible. Ellynën avait toujours agi de la sorte. 

Exubérante, criarde, elle avait semé des graines de peur dans les esprits de ses cadets et les avait menés à la baguette pendant toute leur enfance. Se comportant souvent comme une bonne amie, elle avait tôt fait de leur planter un couteau dans le dos quand cela servait ses intérêts. Terrifiées, les sœurs d’Ellynën, dont Elwën, l’évitaient encore. Être prise dans les rangs de la Guilde avait été une libération pour la magicienne. Elle s’estimait chanceuse d’avoir pu fuir très tôt sa fratrie tout en étant attristée pour ses sœurs qui n’avaient pas eu la même opportunité. Après quelques années à être formée à la magie, elle avait constaté qu’Ellynën la laissait tranquille, comme si elle lui inspirait un quelconque effroi. Elle comprit bien plus tard qu’il ne s’agissait pas du tout de cela. Lorsque leur sœur Briwën avait été choisie pour épouser le prince Sigald du royaume d’Elhörm, le comportement d’Ellynën avait empiré. La magicienne avait réalisé alors que sa sœur s’acharnait à les rabaisser pour ne souffrir aucune concurrence… Pour son plus grand malheur, cela n’avait pas fonctionné.

— Nous avons terminé, Elwën, la ramena sur terre Faye qui se relevait, je te rendrai bientôt visite pour te faire essayer ma confection.

— J’ai toute confiance en tes talents, tes robes sont toujours splendides.

— C’est un plaisir pour moi, dit l’Elfe en lui adressant un sourire franc, j’aime sublimer les personnes qui font appel à mes services. Je te souhaite une bonne nuit.

Elwën la salua à son tour et sans demander son reste, quitta la salle de réception où sa sœur et sa mère continuaient d’œuvrer.

La réunion à laquelle allait assister Dioran l’intriguait. Elle avait senti qu’il ne souhaitait pas leur en parler. Cela pouvait être dû à son nouveau statut qui lui faisait prendre part à de grandes discussions secrètes… Elle avait cependant vu qu’il était déstabilisé. 

Elle se dirigea vers sa chambre en regardant la cage de la cour intérieure. La bête était allongée sur le sol, paisible. Elle regardait autour d’elle et le mouvement de l’Elfe attira ses yeux. Elwën fut transpercée par son regard d’un bleu incroyable. Les pupilles dilatées de l’animal ne minimisaient pas la limpidité des iris qui la fixaient. L’Elfe s’éloigna et entra dans sa chambre, persuadée que ce regard perçant hanterait ses prochains rêves.

***

Elwën attendait son tour. Assise sur un banc dans un des halls principaux de la tour de la Guilde, elle imaginait les allées et venues de ses comparses dans les niveaux inférieurs du bâtiment. Seule dans le couloir le plus haut, elle profitait de la vue sur la forêt qu’elle apercevait au loin. 

Le messager, le matin même, avait été clair. Elle était attendue à la Guilde, par Eresil, l’un des quatre Gardiens. Liarion, Eresil, Ormiel, Lindal. Les quatre magiciens qui dirigeaient la Guilde et son Ordre voisin des Érudits ; les quatre qui avaient le plus d’influence dans les trois royaumes elfiques. Être convoqué par eux n’était pas forcément synonyme de mauvaise nouvelle. Au contraire. Avoir la chance de les rencontrer personnellement démontrait la confiance que l’institution plaçait dans ceux qu’ils mandaient. 

Ce n’était d’ailleurs pas la première fois pour Elwën : ils l’avaient déjà rencontrée, lors d’un de ses retours de mission et lorsqu’ils décidèrent de lui faire passer le Rituel. À chaque fois, ils l’avaient reçue tous les quatre ou par deux. Physiquement, ils différaient tous. 

Eresil était le plus jeune des quatre tandis qu’Ormiel en était le doyen. Liarion était le plus grand, d’une blondeur tirant vers le blanc, tandis que Lindal était le plus court sur pattes et le plus épais avec des cheveux de jais. Personne n’aurait su dire depuis combien de décennies les quatre Gardiens officiaient. Les archives ne répertoriaient jamais leurs noms. 

Un jour, Elwën et Arell avaient cherché à en savoir plus, fouillant dans la bibliothèque des Érudits… Mais les Gardiens n’étaient évoqués dans les écrits que comme des « Gardiens », sans personnification. Ainsi, l’individu se fondait dans l’institution et la fonction prenait le pas, au profit du bien commun. 

La magicienne attendait depuis déjà plusieurs dizaines de minutes quand la porte du bureau s’ouvrit. Un Elfe en sortit et la salua, puis continua son chemin, en direction des étages inférieurs. Elwën se leva et entra dans la pièce qu’il venait de quitter.

Face à elle, Eresil se trouvait à son bureau, de longs rouleaux de parchemin dépliés devant lui. Quand l’Elfe s’assit, la porte derrière elle se ferma doucement et les parchemins s’enroulèrent doucement sur eux-mêmes. Le Gardien lui sourit et lui proposa une coupe de son hydromel favori. Elwën accepta de bon cœur ; la rencontre débutait bien.

— Je suis heureux de te voir, Elwën, merci de t’être rendue disponible.

— Il s’agit toujours d’un plaisir pour moi de pouvoir vous rencontrer.

Le Gardien sirota son verre et s’enfonça un peu plus dans son beau fauteuil, satisfait de la docilité de l’Elfe.

— Comme tu le sais déjà, Mage, l’heure de ton Élévation au sein de notre fonction arrive à grands pas. C’est une réelle joie pour nous, Gardiens, de savoir que bientôt nous compterons un nouveau Maître parmi nous. Ce rang n’est pas donné à tout le monde…

— Et je vous en remercie. Votre confiance est très importante pour moi.

— C’est parce que nous te faisons confiance et que nous n’avons aucun doute sur tes capacités que tu vas être sujette au Rituel. Que sais-tu des Maîtres de la Guilde ?

Elwën prit le temps de répondre.

— À vrai dire, peu de choses, Gardien. Leur nombre réel est inconnu, en dehors de vous quatre. Ils résident aussi bien ici, qu’ailleurs dans les autres royaumes. Certains se font remarquer, d’autres œuvrent dans l’ombre. Je ne crois pas avoir vu plus d’une dizaine de fois le même Maître ici. Leurs visages changent régulièrement.

— Tu as bien cerné la situation… En effet, le rang de Maître est le plus haut titre qu’il est possible d’atteindre pour un Mage. Et seul un Maître-Magicien peut aussi prétendre à remplacer un Gardien lors de sa disparition.

Les mots flottèrent entre eux. Elwën savait tout cela. Pourquoi Eresil le lui racontait-il à nouveau ?

— Peut-être qu’un jour, toi, Elwën, tu pourrais prétendre à être l’une des nôtres.

— Je ne l’ai jamais envisagé. Je n’ai pas avancé dans la hiérarchie pour prétendre atteindre sa tête. Mon objectif est avant tout de servir les miens.

— Cela n’est pas incompatible… Bref ! Revenons-en au sujet qui nous préoccupe. Mage, lorsque le Rituel qui te liera pour toujours à la Guilde sera passé, tu devras partir. Une mission de sauvegarde t’attendra avec un groupe de Protecteurs. Pour une durée indéterminée.

— Quel genre de mission ?

— Je ne puis te le révéler maintenant. Une fois que tu seras devenue Maître-Magicien, cela changera l’ordre des choses. Tu sembles sceptique. Ne cherche pas à le cacher, je le lis dans ton regard. Que se passe-t-il ?

La magicienne choisit ses mots avec prudence.

— D’ordinaire, les missions qui me sont confiées ont une durée limitée et ne sont pas enveloppées de mystères… Pas entre nous. Nous faisons partie de la Guilde, alors je m’étonne simplement que son contenu ne me soit pas révélé à l’avance, comme c’est l’usage.

— Rien n’est, à présent, ordinaire. Vous apprendrez à faire avec ce que l’on vous dit. Il n’y a pas d’usage. Bientôt, vous appartiendrez corps et âme à la Guilde et rien de ce qui vous sera ordonné ne souffrira d’être justifié.

Elwën nota instantanément le changement de ton et le vouvoiement. Le Gardien était piqué. Confuse, elle chercha à retrouver contenance devant les yeux inquisiteurs de son supérieur.

— Je… Je le comprends bien. Je ne remets pas en cause vos décisions, bien au contraire. Je les trouve justes et réfléchies. S’il y a besoin de me garder dans l’ignorance alors soit. Je tenais simplement à vous souligner que j’ai déjà réalisé un certain nombre de missions pour la Guilde et que je suis une personne de confiance… Même si vous n’en doutez pas.

Eresil la regardait, sans rien dire. Devait-elle se justifier ?

— J’ai eu l’occasion de voyager avec les Protecteurs tout au Nord, à la limite de nos royaumes pour retrouver l’un des nôtres, enlevé par un groupe de Kobolds. Des êtres qui ne m’inspirent que du dégoût… Par chance, nous avons réussi à le retrouver et à le ramener en un seul morceau. Notre équipage ne souffrit que de blessures mineures et je suis fière d’avoir pu participer à leur protection pendant toute la durée de la mission.

— Vos faits d’armes sont particulièrement intéressants. Je sais aussi que vous avez rencontré un Dragon.

— Rencontrer est un bien grand mot… Seule la surprise nous épargna son feu. La créature volante ne s’attendait pas à être contrée magiquement. Cet instant de flottement a permis à certains de nos soldats de se mettre à l’abri pendant que nous contre-attaquions. Le Dragon fit demi-tour et nous laissa. Cette fois-ci, en revanche, ce ne furent pas de petites blessures…

— Et les morts ne vous en veulent pas. Vous aviez fait ce qu’il fallait pour sauver le plus gros du groupe. Je me rappelle très bien vos missions, Elwën. Mais je ne peux vraiment rien vous dire. Nous avons confiance en vous, nous attendons la même chose de votre part.

— Et je le comprends, répondit l’Elfe en saluant profondément le Gardien.

Celui-ci l’invita à se lever. L’entretien était clos. Eresil l’accompagna jusqu’à la porte et au moment où la magicienne s’apprêtait à en passer le pas, la retint par le bras.

— Elwën, n’oublie pas. Lorsque tu seras Maître, tu appartiendras corps et âme à la Guilde. Ce petit air de rébellion doit disparaître. Tu es la servante du Savoir, rien d’autre. Tu dois le respect à tes supérieurs et être le bras armé de la magie. Cesse de chercher à tout contrôler. C’est la Guilde qui te contrôle. Tu devrais passer moins de temps au palais à l’observer et plus de temps avec les tiens.

Le Gardien la lâcha et la laissa sortir. Sans un mot, il ferma la porte sur lui. À nouveau seule, dans le couloir, la magicienne accusait le coup. Entendre de vive voix ce que serait sa vie très prochainement la laissait pantelante. 

L’Elfe se précipita dans les allées de la tour, fuyant la réalité. Elle sortait de la Guilde quand une main se posa sur son bras. La magicienne tira d’un coup sec puis reconnut Arell.

— Où vas-tu donc comme cela ? On croirait que tu as vu Méruniel de tes yeux !

— J’ai besoin d’air. Tu m’accompagnes ?

L’Érudit ne se fit pas prier. Sans demander son reste, il prit sa suite, gardant le rythme avec difficulté.

Une fois seuls, loin de l’agitation des rues, Elwën s’assit et lança des cailloux dans le ruisseau devant elle.

— Que se passe-t-il ?

— J’ai été priée de me présenter plus souvent à la tour, dit l’Elfe omettant de parler de sa future mission, les Gardiens estiment que je passe trop de temps au palais.

— Cela me ferait plaisir à moi aussi, si tu passais plus souvent…

Le sourire de son ami lui fit de la peine. Elle ne pouvait pas lui dire que dès que le Rituel serait passé, elle quitterait Aldhëra. Arell acceptait l’idée de ne pouvoir lui avouer ses sentiments, car son fort potentiel l’amenait à gravir les échelons de son Ordre. Mais il n’accepterait pas de ne la revoir que dans plusieurs mois voire plusieurs années. La magicienne le décoiffa et ils partirent dans un même fou rire. 

— Profitons de ces moments ensemble, Elwën, ensuite il sera trop tard.

L’Elfe le laissa s’approcher d’elle et ils commencèrent une discussion comme eux seuls en avaient le secret. Faite de rêves et de magie.

CHAPITRE 3

Un cycle de lune venait de s’écouler depuis l’arrivée de la bête dans la cité et Elwën ne cachait plus son impatience. Elle ne méditait plus. Elle ne réfléchissait plus. Elle bouillait.

— Vas-tu arrêter de tourner en rond ? lui lança Arell, agacé en repoussant son livre et en s’adossant à sa chaise.

L’Elfe vérifia d’un coup d’œil que les autres Érudits présents dans la salle des archives se trouvaient assez loin pour ne pas être dérangés par leur discussion. De nombreuses fois par le passé, les deux amis, trop bruyants, s’étaient fait rappeler à l’ordre par les autres chercheurs.

— Je ne peux pas, il faut que je comprenne.

Elwën traînait tous les jours dans la bibliothèque des Érudits, à la recherche d’une réponse. Elle ouvrait les livres des archives, puis les refermait, les uns après les autres. Elle avait entraîné malgré lui son ami dans sa quête, mais pour le moment, aucun des deux n’avait trouvé de quoi satisfaire les questions de la magicienne.

— Il n’y a peut-être pas d’explication, tenta Arell.

— Il y en a forcément une ! Cela ne m’arrivait jamais avant. J’ai toujours été douée, mais je n’ai jamais vécu ça ! Ça commence à me faire peur, Arell.

— Ne veux-tu pas en parler avec un haut représentant de la Guilde ? lui suggéra l’Érudit. Ils ont sûrement connaissance de cas similaires ?

— Non, trancha Elwën, il est inconcevable de déranger les Gardiens pour des interrogations non fondées. Entre mes visions et leur courroux, je ne sais ce qui m’effraie le plus… Et je ne bénéficie pas d’une très bonne réputation avec l’un d’entre eux en ce moment.

Arell se leva et s’approcha d’elle, se voulant rassurant. Il avait lu quelque part qu’un contact tactile pouvait apaiser les tensions, mais Elwën le repoussa. Le visage de la jeune Elfe s’était figé, tandis qu’elle repensait aux images qui affluaient dans son esprit quand elle s’y attendait le moins. Elle lui tourna le dos.

— Tu ne comprends pas, Arell. Cela devient de plus en plus réel. Et de plus en plus long. Au début, il ne s’agissait que d’un simple cauchemar, puis j’ai commencé à sentir une odeur de brûlé quand je me trouvais dans ma chambre au palais… Alors que rien ne brûlait ! Le cauchemar s’est intensifié au point que je redoute de m’endormir. Tout ceci n’est pas normal. Je cauchemarde depuis son arrivée.

— Tu devrais profiter de ton temps libre pour te préparer pour ton Rituel. Tes cauchemars viennent de ton anxiété, pas de l’animal captif.

— La dose de magie qu’il amène dans le palais accentue mes visions. Concernant le Rituel, je me sentais prête et il a été reporté pour une durée indéterminée. Alors, merci, mais je n’ai pas besoin de préparation supplémentaire, déclara Elwën d’un ton sec.

— Si tu le dis… Je vais devoir reprendre mes études, mon supérieur ne me trouve pas très efficace dernièrement.

Sans dire un mot de plus, Elwën comprit le message. Il était temps qu’elle parte faire un tour et qu’elle le laisse seul. Arell se fermait très rapidement quand il était question du Rituel. 

Elle n’avait pas voulu le brusquer, mais elle ne pouvait pas laisser percevoir, et ce à quiconque, le léger doute qui l’habitait depuis qu’elle se préparait. Et s’il souhaitait entendre des mots particuliers, des mots que de simples amis ne se disaient pas, elle ne pourrait jamais aller dans son sens… 

Depuis qu’elle était petite et Apprentie de la Guilde, elle avait été poussée à l’excellence et à garder ses émotions pour elle. Les Elfes n’étaient pas loquaces par nature et les fondements de la Guilde rendaient les Mages encore plus froids. Cela faisait partie, selon les écrits, de leur stature. 

Le ciel bleu et les rayons du soleil illuminaient la cité d’Aldhëra quand Elwën quitta la tour de la Guilde en direction du palais royal. Elle n’avait pas particulièrement envie de s’attarder dans les autres quartiers de la cité. D’ordinaire, elle aimait observer les Artisans pour les voir exercer leur art. Leurs mouvements précis et harmonieux, semblables à une danse, l’apaisaient et la berçaient.

Ce jour-là, elle n’aspirait qu’à la solitude. Depuis que le Maître Aenëra lui avait appris que son Rituel de passage était reporté, elle n’avait pas été sollicitée par ses pairs. Ce contretemps reportait aussi la mission qui aurait dû être la sienne une fois devenue Maître. 

Elle s’identifia auprès des gardes de l’Ömlin et emprunta un couloir qui longeait la cour. Regagner sa chambre pour tenter de se reposer lui semblait être la seule chose à faire.

Depuis la coursive dont les hautes fenêtres donnaient sur la cour, elle vit la bête couchée dans sa cage. Les Protecteurs lui apportaient à manger plusieurs fois par jour, jetant prudemment les morceaux de viande avant de filer sans demander leur reste. La chair s’entassait dans un coin, l’animal n’y touchait pas. Ou du moins, il semblait que c’était le cas. Elle se laissait mourir de faim. 

Elwën ne pouvait s’empêcher de l’observer. Elle commençait à s’habituer à sa présence, mais plus le temps filait, plus il lui devenait difficile de voir la créature ainsi emprisonnée.  

Pour quelles raisons le Conseil prenait-il autant de temps à trancher ? Ses membres ne pouvaient-ils pas décider de la faire escorter le plus loin possible de la cité par les Protecteurs et quelques magiciens pour la relâcher ? Aucun membre de la Guilde n’était revenu près de la cage depuis son arrivée. La situation risquait de durer encore longtemps.

Quand la nuit suivante, la lune atteignit son point culminant, la douleur qui transperça Elwën arriva à son paroxysme. Elle se réveilla en hurlant. Des cris, des ombres et des incendies lui brouillaient la vue. 

Elle se retrouvait debout sur un sentier, immobile, au milieu de chaumières enflammées qui se consumaient et voyait des ombres fuir la chaleur toxique en exprimant leur peur. Elle ne pouvait pas bouger. Elle essayait de se déplacer, mais ses pieds restaient ancrés dans le sol. Elle chercha un quelconque réseau magique sur lequel s’appuyer, mais elle ne trouva rien à proximité. Elle sentit la chaleur faire monter sa température corporelle et les flammes qui envahissaient le sentier lui lécher la peau. Tous ses sens se trouvaient à saturation et elle suffoqua.

Puis la vision s’évanouit aussi brusquement qu’elle était apparue. Elwën bougea alors ses pieds, constata qu’elle était étendue sur sa couche et que la seule chose qu’elle apercevait était le plafond animé des astres de la nuit, qu’elle affectionnait. L’Elfe respira profondément, tandis que l’angoisse qui la paralysait disparaissait peu à peu. Elle se redressa et gagna la fenêtre de sa chambre, s’asseyant sur l’encadrement en bois blanc. L’air frais lui fit du bien. Elle sentait encore les brûlures laissées par les flammes de la vision… Elle se frotta les bras pour en apaiser la sensation. Il lui était de plus en plus difficile de distinguer le réel de l’irréel…

La lune était belle et le ciel d’un noir profond. Peu d’étoiles se laissaient admirer. Le regard clair de la jeune femme vagabondait de la voûte céleste à la cité qui s’étendait par-delà les murs du palais royal quand soudain sa mâchoire se crispa. Elle se leva d’un bond et cligna des yeux s’assurant qu’ils ne lui faisaient pas défaut. La cage était bien vide !

— Non… Mais… où… ?

Elwën quitta sa chambre précipitamment et prit le chemin de ronde du palais. Les coursives étaient totalement silencieuses. Il n’y avait plus de Protecteurs la nuit pour monter la garde et l’Ömlin retrouvait son quotidien, sans surveillance ni protection particulière… Au bout de deux semaines de présence renforcée, le commandant des Protecteurs avait décidé de relâcher la pression, considérant que la magie en place suffirait à retenir la bête. De toute évidence, il avait fait erreur. 

Après quelques minutes de recherches et d’inquiétude, elle l’aperçut enfin à l’entrée du palais. Assis sous le porche, l’animal ne semblait pas avoir l’intention de quitter les lieux. Leurs regards se croisèrent. 

Elwën décida de rebrousser chemin, quitte à perdre sa trace pour un temps. S’il fallait le suivre, autant revêtir des habits qui lui seraient utiles : sa cape, ses dagues qu’elle accrocha à sa ceinture ainsi que des chausses et des vêtements sombres et légers pour faciliter ses mouvements. Ses vêtements d’extérieur conviendraient bien plus que sa tenue de magicienne, trop formelle. 

Quand elle regagna le dernier endroit où elle l’avait vue, la bête avait continué son chemin et se dirigeait désormais en dehors du palais, suivant l’Allée Royale puis en s’en détournant, sans s’enfoncer dans la cité.

Elwën se mit sur ses traces. Elles longèrent Aldhëra en direction de la forêt. Elwën vit l’animal se tourner volontairement vers elle et la fixer. Puis sans attendre que l’Elfe s’approche plus, elle s’élança, disparaissant rapidement dans la forêt de Limviel. Interdite, l’Elfe réalisa qu’il fallait qu’elle se décide vite. 

Devait-elle faire demi-tour pour alerter la Guilde et prendre le risque de laisser la bête s’échapper ? Sa réflexion ne fut que de courte durée. Non, il n’était pas préférable de prévenir la Guilde sans en savoir plus. Elle devait se montrer digne de ses supérieurs et revenir avec de vraies réponses.

Eresil avait été clair lors de leur dernier entretien : être au service de la Guilde était sa mission. Elle informerait ses supérieurs une fois que la bête aurait rejoint sa tanière. 

Elwën cacha ses cheveux sombres sous la capuche de sa cape, jeta un dernier coup d’œil en arrière pour s’assurer d’être seule et s’enfonça à son tour dans la forêt.

***

Après une traque longue et dangereuse dans la forêt de Limviel, Elwën s’arrêta. 

Elle avait suivi l’animal pendant plusieurs kilomètres, grimpant sur des buttes sauvages, se courbant sous des branches imposantes et s’effrayant parfois du silence qui l’entourait. Les quelques bruits qu’elle avait perçus l’avaient fait sursauter et douter plusieurs fois. 

La nuit s’épaississait sous le couvert des gigantesques charmes, chênes et sapins qui déployaient leurs larges branches, enveloppant les chemins et les bosquets d’ombres parfois inquiétantes. Les aiguilles de pin qui tapissaient le sol diffusaient une douce odeur de résine tout autour de l’Elfe. À cette senteur, s’ajoutaient les relents d’humidité de la mousse et des champignons qui poussaient dans les sous-bois. Elwën percevait de petits bruits, des couinements et des feuilles froissées, traduisant la vie nocturne de la forêt. Ses habitants s’y cachaient bien… Elle ne perçut, durant sa longue marche, que quelques paires d’yeux phosphorescents qui disparaissaient dès qu’elle posait son regard sur eux.

Saurait-elle revenir sur ses pas ? Sa vision perçante était réduite et l’atmosphère de la forêt à cette heure-ci de la nuit, ne lui inspirait pas vraiment confiance. 

Dans la mémoire collective des Elfes, la forêt de Limviel ne jouissait pas d’une bonne réputation. Peu visitée, elle était considérée comme vivante et damnée par Bélégost l’Impétueux, créateur du feu maudit. Bélégost faisait partie du premier cercle des Dieux, créatures de l’Ordre et du Chaos. Il vouait une haine éternelle à son frère Amaranth, dit Le Radieux, le Dieu du Bien sous toutes ses formes et qui donna aux Elfes le feu sacré. 

En conflit, les deux Dieux ne pouvaient compter sur le soutien de leur autre frère, Silvanost, aussi neutre que le monde qu’il avait façonné. Les Premiers n’étaient pas les Dieux que vénéraient les Elfes. Détournés d’Almérante depuis des centaines de millions d’années, Bélégost, Amaranth et Silvanost ne prêtaient que peu d’attention aux Elfes, laissant cela aux Seconds, comme Méruniel. 

Pourtant, la forêt de Limviel, très glauque, était le dernier présent du Dieu Maudit sur la planète : étrange, froide et parfois menaçante. La rumeur colportait que la forêt se nourrissait de l’énergie des êtres qui y vivaient et qu’un Elfe qui y resterait trop longtemps s’en trouverait irrémédiablement changé, ne devenant plus que l’ombre de lui-même. Elwën préféra écarter cette pensée désagréable. 

La magicienne frissonna, serrant plus fort la dague qu’elle tenait dans la main. Plusieurs fois, elle perdit de vue la bête et continua son chemin, au hasard. Elle la retrouva toujours plus loin, comme si celle-ci l’attendait. Cependant, le chemin de l’Elfe s’arrêta brutalement.

Un trou béant apparut devant elle, dépourvu de verdure, comme une nette séparation entre le bord où elle se trouvait et l’autre côté. La forêt continuait, par-delà le vide ! À sa gauche comme à sa droite, impossible de voir une limite à la faille, elle semblait se prolonger à perte de vue. Elwën contempla cet étrange phénomène naturel. 

Large d’environ trois cent cinquante pieds, la crevasse était d’une profondeur insondable, semblant s’enfoncer vers le centre de la terre. Elwën n’avait jamais entendu parler de cette faille ni lu à ce sujet dans aucun livre. Partagée entre la déception de ne pouvoir continuer son chemin et la satisfaction d’avoir découvert un nouveau lieu, elle crut apercevoir l’animal de l’autre côté de la crevasse. Elle sentit son regard froid peser sur elle, mais la vision s’évapora. Comment l’animal avait-il traversé ? Elwën s’avança au bord de la fracture et regarda en contrebas. Il n’y avait pas de passage dissimulé… 

L’air était chargé de puissance et l’Elfe se rappela que lors de sa première rencontre avec la bête, elle avait senti une très forte résistance magique. Cette force avait dû rendre possible son passage de l’autre côté. Après tout, leur environnement était malléable et l’Elfe en avait suivi les enseignements pendant des années.

Lentement, elle analysa la situation. Elle sentait autour d’elle les flux enchantés et d’ici quelques instants elle pourrait les voir avec clarté. Elle se concentrerait alors sur son sort et les dirigerait vers la faille pour se créer un passage. 

L’aube se levait. L’Elfe ferma les yeux pour accélérer le processus et sentir de façon plus intense l’atmosphère magnétique. Quand elle ouvrit ses paupières, elle visualisa autour d’elle les ondulations des champs magiques. Le soleil se levait. « Allons-y », se lança Elwën, « C’est maintenant ou jamais… ». Elle entreprit de diriger les premières vagues vers le bord de la crevasse. En se rencontrant, les ondes s’assemblaient pour ne former qu’un tout. Lorsqu’elles formèrent un support magnétique assez large, Elwën posa un premier pied dessus. 

La forme se maintint sous l’Elfe et elle pouvait avancer. Elwën se concentrait sur son sort et sur son regard, fixé sur la rive d’en face ; il ne fallait surtout pas qu’elle regarde vers le bas. Vague par vague, pas par pas. La puissance demandée était considérable, mais elle avait confiance en ses capacités.

Elwën avait déjà parcouru la moitié du chemin sans montrer un signe de faiblesse. Elle songea un instant que cela faisait quelque temps qu’elle n’avait pas pratiqué ainsi la magie. Elle retrouvait les sensations qu’elle connaissait si bien : la concentration, la sérénité, la complexité technique des réseaux à assembler et à exploiter. Savoir jouer de cette énergie était une chance incroyable.

La situation bascula subitement.

Elwën se raidit. Elle sentit une perturbation brutale. Les ondulations ne réagissaient plus comme elles le devaient : elles étaient devenues instables et se refusaient à suivre les injonctions de la jeune femme. Elle ne pouvait plus avancer et la situation lui échappait. Elle était à quelques mètres du bord, mais encore trop loin pour pouvoir sauter en avant… 

Tout à coup, un étau se resserra autour de l’Elfe. L’air devint oppressant. Elle ne pouvait plus se concentrer et maintenir son sort… L’angoisse la saisit et elle constata avec horreur qu’elle n’arrivait plus à bouger. 

Quel était ce halo, cette puissance qui l’encerclait ? Lentement, les champs magiques qui la soutenaient se disloquèrent. Elwën ferma les yeux à la recherche de son souffle. Les images de massacre qui la hantaient la submergèrent à leur tour. L’odeur de brûlé, les cris, les flammes qui la dévoraient… Et sa chute. Imminente.

La douleur s’apaisa soudainement et l’étau se desserra un peu. Elle emplit ses poumons d’air frais. La vision s’arrêta enfin et Elwën ouvrit les yeux. L’accalmie fut de courte durée. Il ne restait pratiquement plus rien pour la soutenir et la séparer du vide ; quand les dernières vagues se désagrégèrent, elle tomba. Ou plutôt, elle crut tomber. 

— Elwën !

Ce cri la ramena à la réalité. Elle ne tombait pas. Elle était en équilibre sur une corde. Une corde tendue, fixée par une flèche fichée profondément dans le bord d’en face. Elle se retourna et dévisagea avec soulagement son sauveur.

— Drarian ! Mais…

— Avance jusque l’autre côté, j’arrive !

Elle vit le jeune Elfe ranger son arc en travers de son torse large et se mettre debout. D’un geste, il lui signifia de continuer son chemin. Elwën s’exécuta et tomba à genoux sur le sol, le souffle encore coupé quand elle réussit à gagner l’autre bord de l’abysse béant.  

Il s’en était fallu de peu… Elle était sauve et incroyablement surprise de la puissance de tir de son sauveur… Elle regarda son frère traverser à son tour la faille avec agilité. Rapide et sûr de lui, rencontrant lui aussi une forte résistance au milieu de la crevasse dont il se dégagea sans peine, il la rejoignit au bout de quelques secondes.

Elwën le prit dans ses bras.

— Drarian ! Que fais-tu ici ? Comment m’as-tu trouvée ?

— Je chassais dans la forêt et une de mes proies a détalé dans le coin… Quand je suis arrivé vers la crevasse, je t’ai vue, suspendue dans le vide. 

— Merci…

— De rien, ma sœur, répondit-il en souriant, il est rare que ce soit dans ce sens-là. J’espère que tu vas m’expliquer ce que l’on fait ici ?

— Eh bien…

Elwën regarda autour d’elle. Ils étaient en effet de l’autre côté, au-delà de tout ce qu’aucune carte de leur monde n’indiquait. Ils se trouvaient en territoire inconnu…

— Si tu as un peu de temps, je vais te raconter.

— Je t’écoute.

L’Elfe s’assit sur un rocher, tandis que son frère restait debout, une flèche dans la main, taillant la pierre avec un silex pointu. À la fin du récit d’Elwën, Drarian rangea sa flèche.

— Donc nous sommes ici parce que tu as suivi la bête capturée par les Protecteurs, il y a plusieurs semaines ? Il est vrai que cette histoire est étonnante. Je ne suis pas venu la voir, j’étais dans la forêt ces derniers temps. Tu dis qu’elle est gigantesque ?

Sa sœur acquiesça de la tête.

— … Et très étrange. Elle est passée de ce côté, sans que je la voie… Elle regorge de magie.

— Alors, allons-y ! Si tu veux la retrouver, je te suis. Un peu d’aventure, de risques et une traque hors du commun c’est ce que j’attendais ! Cela me changera de la forêt de Limviel. Faire fuir quelques Kobolds n’est plus aussi drôle qu’auparavant…

Elwën sourit devant l’entrain de son jeune frère. Drarian avait toujours été l’aventurier de la fratrie : à tel point qu’il avait, dès son apprentissage fini auprès de la Guilde, déguerpi dans la forêt pour profiter de la solitude et du silence de la nature. 

Il s’amusait régulièrement à faire peur aux créatures qui partageaient leur territoire. Les Kobolds, peu sociables et ressemblant à des reptiles, mais se tenant sur deux jambes, les espionnaient souvent et parfois les attaquaient. 

Reclus dans le Nord de leur monde, ils s’aventuraient régulièrement dans les royaumes elfiques pour accomplir quelques méfaits. Drarian les repoussait à chaque fois qu’il les rencontrait. Elwën l’appréciait beaucoup et était contente de voir que malgré la rumeur courant sur la forêt, il ne changeait pas.

— Tu as conscience que nous ne connaissons rien de l’endroit où nous sommes ? Et qu’il sera sûrement aussi compliqué de revenir chez nous que d’en être partis ? 

Sortant son couteau de chasse, Drarian s’approcha de la faille et trancha la corde qui reliait les deux côtés.

— Pour le peu de temps que je passe dans la cité, cela ne changera rien, sois rassurée. Et nous sommes ensemble, nous saurons nous défendre ! Avec mon adresse à l’arc et ton don, nous ne devrions pas risquer grand-chose…

— Je suis heureuse que tu décides de m’accompagner, cela compte beaucoup pour moi. Avant de pouvoir rentrer, il me faut découvrir l’origine de cet animal et l’étendue de ses pouvoirs. Je suis convaincue qu’il est capable d’influer sur son environnement. 

Elwën sauta sur ses pieds, jetant un dernier regard vers la faille qui avait manqué de l’engloutir et reprit sa traque, accompagnée cette fois-ci.