chapitre 1

La gorge sèche, le corps brûlant, je réunis mes notes puis me lève.

— Nous vous attendons, mademoiselle Favre !

Le rappel de madame Laurent, la professeure d’histoire, m’électrise, accélérant les battements de mon cœur. « Ce n’est rien, Sybil, c’est juste un exposé », me répété-je plusieurs fois, en quittant enfin ma place assise.

L’amphi n’est pas très grand, pourtant la distance entre le tableau et ma chaise me paraît excessivement longue. Je descends les marches avec l’envie d’en finir au plus vite et la peur d’être ridicule me serre le ventre.

Je déteste prendre la parole en public.

J’ai toujours détesté ça.

Avant, au lycée, j’arrivais pourtant à surmonter cette angoisse de la honte ; sûrement parce que je connaissais mes camarades depuis des années. À force de nous observer à la dérobée, nous avions fini par ne plus nous voir du tout. Les oraux, soutenances, exposés, même s’ils avaient toujours été un handicap pour moi, jeune fille plutôt discrète et introvertie, ne me donnaient pas la nausée.

Pas comme maintenant.

Car depuis que je suis arrivée à l’université de Rennes, il y a trois semaines, c’est comme si j’étais entrée dans une fosse aux lions.

— Courage, me souffle une petite voix au bord de la dernière rangée.

Une fosse aux lions avec quelques agneaux, heureusement.

Mon regard glisse sur madame Laurent qui s’écarte pour me laisser la place près de l’ordinateur, puis je me concentre sur la seule personne qui m’a encouragée. Ne pas penser aux autres. Ne surtout pas s’intéresser à Stéphanie, la petite blonde aux yeux clairs, entourée d’une cour de bécasses, qui se prend pour la reine du campus.

Je positionne la clé USB dans la machine, cherche ma présentation, puis la projette sur le tableau blanc face à la classe.

Le titre de mon exposé, inscrit en gros sur le mur clair, m’attire un premier gloussement, ainsi qu’un commentaire.

— Comme de par hasard, s’amuse la voix dont je reconnais la propriétaire.

« Ne fais pas attention à elle », m’intimé-je avant de me redresser et de faire face à mon audience.

— Nous avons entendu beaucoup de choses sur la chasse aux sorcières au fil du temps, sur internet, dans des émissions spécialisées, dans des podcasts, mais peu de cas a été fait sur la chasse aux sorcières en Fr…

— Je n’aurais pas choisi un meilleur sujet à sa place, ricane la petite blonde, attisant les rires de ses groupies.

— Silence ! siffle madame Laurent. Continuez, mademoiselle Favre.

Le peu de contenance qu’il me restait commence à s’échapper. Je n’en mène pas large et n’ai même pas terminé l’introduction. Cet exposé va être un calvaire, pourtant, le sujet me passionne.

Ce n’est pas pour rien que j’ai choisi de faire une licence d’histoire. Le Moyen Âge, l’Égypte ancienne, la Renaissance sont tout autant de périodes qui m’intriguent et me fascinent. Les sujets mystiques, les superstitions, les croyances et leur influence sur les hommes peuvent me maintenir éveillée pendant des nuits entières. Quand je suis intriguée, je creuse le sujet à fond, sans m’arrêter. C’est pourquoi, quand ma nouvelle professeure d’histoire nous a demandé dès le premier cours de préparer un exposé sur un fait historique qui nous passionne, j’ai tout de suite songé à la chasse aux sorcières.

Je ne m’attendais pas à ce qu’un simple titre me vaille des railleries.

En m’inscrivant à la fac, à des centaines de kilomètres de chez mes parents, j’espérais pouvoir allier vie étudiante et passion, me plonger dans les livres et les siècles sans être confrontée à la mesquinerie estudiantine que l’on voit régulièrement dans les films.

Mais je me suis trompée.

Cette Stéphanie est une vraie garce, comme on en fait rarement.

— … en Fr-France et…

Je continue de dérouler, la voix tremblante, un doigt posé sur la touche « entrée » pour faire passer mes diapos.

Les rires ont cessé, mais ils ont fait leur petit effet. Je ne suis pas à l’aise, ne regarde personne à part un point fixe en face de moi et parle très vite. À tous les coups, ça jouera sur ma note, une des premières de l’année. « Le fond est bon, mais la forme est à revoir », commentera madame Laurent.

Dix minutes plus tard, je me tais enfin, les yeux rivés sur la diapo « Merci » qui fait office de conclusion. Mon Dieu ! Je viens de tenir dix minutes devant une trentaine d’étudiants. Si mon introduction n’avait pas été gâchée par quelques filles en mal de reconnaissance, j’aurais été fière de moi.

— Merci, mademoiselle Favre, c’était très intéressant, déclare la professeure en m’invitant à quitter l’estrade.

Je ne me fais pas prier, reprends ma clé USB, mes notes et file à ma place. J’ai quand même le temps d’entendre quelqu’un dire dans l’assemblée que « parfois, il y a de bonnes techniques à reprendre du passé pour éliminer les plus bizarres ». Mon estomac s’en retourne presque, mais je n’arrive pas à savoir qui a osé déclarer une horreur pareille.

Au moment où je rejoins enfin ma chaise, mes yeux se posent au fin fond de l’amphithéâtre où un jeune homme que je n’avais encore jamais vu est assis.

Son attention est centrée sur moi et il ne semble pas écouter madame Laurent. Mes joues s’embrasent quand je me détourne pour regarder vers le tableau.

La fin du cours arrive rapidement, ce qui me libère d’un poids. J’ose un coup d’œil en arrière, le jeune homme n’est plus là. Tant mieux.

J’ai déjà fort à faire avec la dénommée Stéphanie qui m’a prise pour sa tête de Turc dès la rentrée, je ne peux pas affronter un deuxième oppresseur.

Justement, la jeune femme passe devant moi suivie de sa cour, m’ignorant avec superbe et j’attends qu’elle soit loin pour quitter la salle.

Mes pas me mènent dans la cour principale où je sais que je serai tranquille. Il y a tellement de monde que nous sommes tous anonymes.

— Sybil !

La voix qui m’interpelle appartient à la seule personne que je suis très heureuse de voir surgir, le sourire aux lèvres. Méline, ma colocataire, de deux ans plus âgée. Elle est en dernière année de licence et un peu mon guide à l’université. Elle connaît tous les bons plans, tous les itinéraires pour gagner du temps ainsi que toutes les petites habitudes des professeurs. Elle est très observatrice.

— Alors, cet exposé ? Comment ça s’est passé ?

— Très bien, dis-je en occultant volontairement les commentaires désobligeants dont j’ai fait l’objet, ils ont été très…

Je ne peux pas terminer ma phrase, car quelqu’un me bouscule violemment. La pochette, le livre, ainsi que les notes que j’avais à la main, volent devant moi pour s’échouer lamentablement au sol. À proximité d’une flaque d’eau.

Un pied inattentif finit de tremper une partie de mes affaires en shootant dedans.

— Oh, mince ! Désolée ! me nargue la jeune femme blonde de mon cours d’histoire.

Ses yeux bleus pétillent de malice et racontent tout le contraire. Elle m’a poussée délibérément. Elle l’a fait exprès.

— Hé ! Tu pourrais regarder devant toi ! s’écrie Méline en l’attrapant par le bras.

— Mais… je n’ai pas fait exprès ! Lâche-moi !

Mon sang bouillonne dans mes veines, mes joues se colorent à nouveau de colère, mais ce n’est rien comparé à celle qui s’empare de ma colocataire. J’ai l’impression qu’elle va littéralement la « bouffer ». Ce qui ne va pas arranger mes affaires et ajouter « ne sait pas se défendre toute seule » à la liste de ce que cette fille me reproche.

Que me reproche-t-elle d’ailleurs ? Le fait d’exister ? De respirer ? Qu’est-ce que j’ai bien pu lui faire ?

— Méline, laisse tomber, murmuré-je en desserrant la main de mon amie fixée sur le bras de la jeune femme.

— Elle peut s’excuser !

— Je n’ai pas fait exprès ! s’insurge Stéphanie tout en la fusillant du regard.

Nous savons toutes les trois que c’est faux, mais les regards autour de nous commencent à se faire pesants. Être le centre de l’attention n’est pas mon truc, contrairement à la jeune femme blonde qui a décidé de m’en vouloir.

Ma colocataire finit par la lâcher et ma camarade d’amphi rejoint ses copines un peu plus loin, tout en nous jetant des regards équivoques.

— Elle sort d’où, elle ? insiste Méline en attrapant le livre trempé et en le secouant avant de me le rendre.

— C’est une fille dans mon cours d’histoire.

— Elle est toujours comme ça ? Imbue d’elle-même ? Incapable de savoir quand elle doit s’excuser ? Elle t’est rentrée dedans quand même !

— Je ne la connais pas bien, éludé-je pour la calmer.

— Et toi ? Tu veux ma photo ? s’exclame mon amie d’un coup.

Je lève la tête pour apercevoir le même jeune homme qui m’observait à la fin de mon exposé. Comme pour l’amphithéâtre, il disparaît sans demander son reste, se perdant dans la foule d’étudiants pressés.

— La politesse se perd, grogne Méline tout en se relevant.

— Merci, lui dis-je en rangeant ce que nous avons ramassé dans mon sac.

— T’as fini ? Il me reste encore un cours avant de rentrer.

— Oui, je vais prendre le bus, là.

— OK, on se retrouve ce soir, à la coloc ? J’ai un petit film à vous faire voir, vous m’en direz des nouvelles !

La jeune femme brune embrasse le bout de ses doigts dans un geste très rital, ce qu’elle n’est pas du tout, avant de tourner les talons et de rejoindre d’autres étudiants de son niveau.

Je l’observe un moment avant de la perdre de vue. Avec ses cheveux sombres coupés au carré, sa veste en cuir marron et son jean sombre moulant, elle a tout l’air d’une motarde. Sans bécane. Eh oui, elle prend le bus comme moi, mais je crois qu’elle a son permis A et qu’elle économise pour s’acheter un petit bijou à deux roues.

Le jour où elle l’aura…

Je sais déjà ce qu’elle voudra : que je monte avec elle, ce à quoi je ne saurai pas dire non et j’aurai la peur de ma vie !

Mais ce n’est pas le moment de songer à un moment qui n’est pas encore arrivé.

Je croule sous le travail personnel, mon trajet en bus de cinquante minutes va me permettre d’avancer un peu. Mes parents ont fait leur possible pour me trouver un logement plus près de Rennes, mais ils n’ont pas eu d’autre choix que de m’installer dans une colocation à Concoret en raison du budget.

Ce qui me va très bien, car ainsi je suis en pleine campagne, comme avant. Même si j’apprécie la ville, c’est vraiment à petites doses.

Je me mets à courir pour ne pas rater le bus. Il est déjà dix-sept heures et si je veux pouvoir profiter encore un peu de la lumière du soleil, il faut que je me dépêche.

Au moment où j’arrive dans la file d’étudiants qui va monter, une main avec un tatouage foncé surgit devant moi.

— Tu as laissé tomber ça, déclare une voix mature que je ne connais pas.

Mes yeux remontent de l’arabesque sombre entourant le pouce de mon interlocuteur jusqu’à son visage et je le reconnais.

Le jeune homme du cours d’histoire.

Plus grand d’une bonne tête, les épaules carrées, il est un subtil mélange entre un sportif et un rockeur. Ses cheveux sombres en bataille font ressortir la couleur de ses yeux clairs qui caressent d’abord mon cou avant de se poser sur mes prunelles.

Je n’avais pas fait attention, mais le dessin sur son corps a l’air de se prolonger jusqu’à sa mâchoire. C’est… original. Je me demande même s’il s’agit de la même pièce, ce qui me pétrifie.Mais pourquoi je pense à ça, moi ?

— M-Merci, bégayé-je en attrapant la feuille qu’il me tend.

Dès que mes doigts se posent sur la feuille, il fait demi-tour et disparaît aussi vite qu’il est apparu.

Il s’agit d’une de mes pages de notes pour mon exposé.

Écrit en rouge en plein milieu, en lettres capitales, le mot « péquenaude » m’arrache un soupir.