Les 3 premiers chapitres du Chant des Ombres gratuitement !
Merci énormément pour ton intérêt pour cette histoire ! Tu trouveras ci-dessous les 3 premiers chapitres de la trilogie « Le chant des Ombres » qui met en scène une fée comme dans Winx obligée de s’associer à un beau loup-garou et des magiciens pour découvrir qui s’en prend aux siens et pourquoi.
Si tu aimes les rebondissements, la magie et la romance slow burn, cette histoire est pour toi !
Ci-dessous les 3 premiers chapitres du 1er tome !
Bonne lecture ❤️
Bénédicte P. Durand
CHAPITRE 1
Maeve
Après un coup d’œil à ma montre, j’estime mon retard à cinq minutes. Ce qui est tout à fait raisonnable quand on connaît mon métier et mes horaires chaotiques.
J’accélère quand même le pas. Je tourne à gauche au bout du couloir en caressant le lierre proliférant sur les murs, monte quelques marches et arrive enfin à l’étage souhaité.
En ce début d’après-midi, les salles d’entraînement sont délaissées au profit de la cafétéria de la Fondation.
Le soleil traverse les baies vitrées et les rayons chauds baignent les plantes envahissant les différentes pièces. La couleur de leur feuillage s’intensifie et elles respirent toutes la santé, prêtes à poursuivre leur croissance tout en assainissant l’air ambiant.
— Maeve !
Hazel, ma meilleure amie, apparaît derrière un mur de bambous en me faisant de larges signes. Je lui rends son immense sourire et sens la fatigue dans mes membres s’évanouir en un instant.
— Tu as une mine affreuse, déclare Hazel, des vacances te feraient le plus grand bien !
Je n’ai pas dormi depuis la veille, trop occupée à gérer les Surnaturels blessés que la ville de New York nous envoie chaque jour. Pourtant, quand je la vois, c’est comme si j’oubliais tout. Mon amie est une véritable bouffée d’oxygène, aussi efficace qu’une balade en forêt.
— Et toi, tu es resplendissante, réponds-je en observant sa combinaison adaptée à sa morphologie.
Il n’en faut pas plus pour que la jeune fée au visage triangulaire et laiteux tourne sur elle-même, ses jolies ailes frétillant de joie. Même si j’ai grandi sans et que je devrais y être habituée, cette vision me pince le cœur. Je ne peux m’empêcher d’en imaginer se déployant dans mon dos.
— 8 heures de sommeil par nuit, s’amuse-t-elle, tu devrais essayer !
De la forme de celles des papillons, ses ailes sont aussi bleues que les lagons d’une île paradisiaque. Irisées, reflétant la lumière, elles sont sublimes, malgré la traînée noire parcourant ses parties postérieures, vestige d’une grave maladie infantile.
— Sur quoi on travaille aujourd’hui ? lui demandé-je.
Hazel arrête de tourner sur elle-même, puis se dirige vers une salle privée libre tout en plissant son nez parsemé de taches de rousseur. Je la suis sans dire un mot.
Des gouttes d’eau apparaissent au bout de ses doigts, avec lesquelles elle joue pendant quelques secondes, le temps de retirer ses chaussures et de monter sur le tatami.
— Le combat rapproché, m’indique-t-elle en secouant ses cheveux blonds, mais tu es un peu…
— Ça ira. Je suis fatiguée, mais je suis totalement capable de te donner du fil à retordre.
— C’est ce qu’on va voir !
J’ai promis de lui donner un coup de main. La sélection qu’elle prépare est trop importante pour elle. En plus, c’est sa dernière chance, car elle a déjà essayé deux fois. Si elle ne parvient pas à intégrer la garde de la Cour Verte, son plus grand rêve s’effondrera.
Je retrousse donc les manches de ma blouse de guérisseuse et en écarte les pans, révélant ainsi un débardeur blanc sur mon jean près du corps.
— Une tenue idéale pour combattre, souligne Hazel avec un sourire entendu.
— Je n’ai pas eu le temps de me changer, rétorqué-je les poings levés devant mes yeux. Alors, on s’y met ou…
Soudain, la main de mon amie atteint mon bras, le baisse, dégageant mon visage où elle colle un baiser humide sur ma joue. Je n’ai rien vu venir.
— Nous avions dit que tu ne ferais plus ça !
— Mais j’adore quand tu rougis, s’amuse Hazel en me laissant remonter ma garde. À toi de parer mes attaques baveuses. Et je te préviens, j’ai un nouveau gloss !
Sa bouche en cœur luit d’une substance que je refuse de sentir entrer de nouveau en contact avec ma peau. J’essuie ma joue, serre les dents et me remets en position.
Cinq baisers plus tard, j’ai du mal à reprendre mon souffle et n’arrive plus à me départir de cette sensation collante sur mes pommettes et mon front. J’ai beau frotter, son nouveau produit démoniaque reste, malgré tous mes efforts.
— Tu verrais ta tête ! rit ma meilleure amie.
— Je. Te. Déteste.
Elle s’approche de moi, aussi rapide que le vent, et me serre dans ses bras. Je demeure coite, mais ne la repousse pas. Hazel est une des rares personnes de qui j’accepte les marques d’affection en public.
D’ailleurs, en parlant de public.
Il y a du mouvement de l’autre côté des cloisons. La pause déj’ est terminée. Mon amie trouvera sûrement un nouvel adversaire plus à sa hauteur. Au même moment, mon bipeur sonne.
Sauvée par le gong !
Je l’écarte en douceur, tire l’appareil de ma ceinture, lis le message et lui adresse une petite grimace contrite, qu’elle comprend tout de suite.
— On se retrouve bien ce soir ? Avec les garçons ? me demande-t-elle.
— Oui, j’ai promis de venir à Alex ! dis-je en m’éloignant en vitesse.
— Il a hâte de te voir, tu sais !
Et moi donc…
Je m’échappe du douzième étage, direction le premier, là où se trouve le dispensaire où je travaille.
Dès que ma garde sera terminée, je quitterai la tour de la Fondation avec Hazel pour rejoindre mon petit ami et son colocataire dans l’optique d’un karaoké-pizzas.
Cela fait plus de deux semaines que je ne l’ai pas vu et il me manque. Avec nos métiers très prenants, trouver un moment rien que pour nous relève du casse-tête. Je sais qu’il voudrait plus et je sais aussi quelle conversation m’attend ce soir, mais je préfère ne pas y penser.
Pas quand mon bipeur m’annonce l’arrivée de plusieurs créatures dans un état critique, nécessitant toute ma concentration.
— Les Gorges Venteuses sont libres, m’indique une fée aux ailes chocolat quand je la croise en courant.
— Merci !
Je m’approche du trou impressionnant en question, trou permettant de rejoindre les différents étages à l’aide d’un vent généré par des runes magiques.
Les fées ayant construit la tour de la Fondation ont ajouté des ascenseurs bien après son ouverture, lorsqu’elles ont saisi que les autres Surnaturels, effrayés, n’utiliseraient jamais nos colonnes d’air.
Les visiteurs se cantonnent ainsi aux machines infernales humaines que j’évite le plus possible. Dommage pour eux, rien ne vaut un bon courant d’air pour se déplacer dans la tour.
Je fais un pas dans le vide et le tourbillon m’emporte. Les étages défilent et je sors du flux au niveau du numéro un. Quand mes pieds atteignent le sol, un fourmillement s’empare de mes chevilles. Sauter ainsi me fait toujours le même effet. Je glisse mes cheveux châtains coupés au carré derrière mes oreilles légèrement pointues pendant que mes enjambées me mènent vers les ascenseurs d’où les malades sont acheminés.
Le dispensaire est à l’image du reste de la tour, envahi de plantes tantôt blanches, tantôt bleues, symbole de réconfort et d’espoir.
Aurora, la responsable des lieux, et Lily, une autre guérisseuse, sont déjà présentes, prêtes à intervenir. Leurs traits sont tirés comme les miens et leurs ailes sont cachées dans leur dos. Deux fentes dans leurs blouses leur permettent de se déployer au besoin. Tous les vêtements des fées sont adaptés à cette particularité, sauf les miens. Au moins, me dis-je régulièrement, je n’ai pas de problème pour faire du shopping. Même si je n’en fais jamais.
— Qu’est-ce qu’on a ? demandé-je.
— Les victimes d’une rixe dans un bar.
Je grommelle quelques mots tout en plongeant ma main dans la poche de ma blouse blanche. J’y trouve mon fétiche, un médaillon ciselé avec la première lettre de mon prénom. Je le serre entre mes doigts pour me donner du courage.
— Ils ont commencé tôt, dis-je en regardant l’horloge qui indique 15 h.
— Que veux-tu ! soupire Aurora. Il n’y a pas d’heure pour profiter d’un petit verre !
— Il y en a sûrement une meilleure pour les enchaîner…
— Moi qui pensais me reposer aujourd’hui, c’est raté, chuchote Lily.
— Je ne te le fais pas dire, complété-je. Les magiciens pourraient être plus vigilants. Derrière, c’est nous qui rattrapons les pots cassés. N’est-ce pas leur rôle après tout de préserver notre monde ? De veiller à cacher notre existence aux yeux des humains grâce à leurs enchantements ? Qu’arrivera-t-il si un cyclope trop saoul finit par se révéler en pleine rue ?
J’ai déjà eu l’occasion de parler de cette « protection » avec Alex une fois. Il m’a expliqué que le sort dissimulant les Surnaturels ne pouvant se faire passer pour des êtres humains était lié à leur sang. Ce qui est bien mon problème à l’heure actuelle. L’alcool altère le sang et donc… le sort protecteur des magiciens.
— Ce n’est pas encore arrivé et il n’y a pas de raison que ça arrive, tempère Aurora. La magie du Haut Conseil est puissante. Elle est capable de gérer quelques beuveries.
— Et puis tu sais bien, Maeve, qu’avec les rumeurs sur la recrudescence des Ombres lorsque le soleil se couche, il est devenu compliqué de faire la fête la nuit, ajoute Lily. Alors même si je ne cautionne pas, je les comprends.
— Ils pourraient calmer le jeu le temps que les magiciens règlent le problème, insisté-je.
— Et passer à côté des plaisirs d’une ville comme New York ? s’amuse Aurora. À ton avis, pourquoi ils vivent ici ?
J’inspire avant de répondre, mais les portes d’un des ascenseurs s’ouvrent, laissant apparaître un premier brancard. Je lâche mon fétiche et le fais retomber au fond de ma poche.
Deux infirmiers poussent la civière vers nous. La créature couchée dessus gémit de douleur.
— Sirène, sexe féminin, adulte, a été transpercée par un objet massif et pointu. A perdu beaucoup de sang. Nous avons contenu l’hémorragie, mais impossible d’estimer les lésions internes.— Je prends ! décrète Lily en couvrant ses mains d’eau et en les apposant sur la blessée.
La peau bleutée des jambes de la créature marine commence à se parcheminer. Elle est restée trop longtemps loin d’un bassin. Lily l’a bien compris et déverse sans attendre son pouvoir sur elle, se moquant de nous arroser au passage. Si la guérisseuse élémentaire ne parvient pas à l’hydrater, l’hémorragie ne sera pas son plus gros problème.
Nous les regardons partir. Les portes du premier ascenseur se ferment et celles du deuxième s’ouvrent.
— Faune, sexe masculin, en insuffisance respiratoire, du liquide est présent dans ses poumons. Arrêt cardiaque à l’arrivée. Morsures sur le corps.
Un magicien comprime la poitrine de la victime pour la réanimer. Il s’est assis à califourchon sur le brancard et est en train de lui briser les côtes.
— Écartez-vous, dis-je en posant à mon tour mes mains sur le torse du Surnaturel.
Il s’exécute sans un mot et je ne le remercie pas.
Les traits de la créature sont lisses, figés. Je ne sens pas son pouls, malgré les efforts du magicien. Mon regard accroche ses cornes et je comprends alors que c’est lui qui a transpercé la sirène.
— On y va, ordonne Aurora en poussant la civière avec l’aide de Lisa, une infirmière discrète et très efficace.
Nous rejoignons une salle de soins dont l’un des murs est recouvert de plantes pour renouveler l’air. Une vitre nous en sépare pour garder la zone stérile. Le reste de la pièce est d’une blancheur immaculée ; seuls les appareils branchés au patient tranchent avec la pureté des lieux. Les spots lumineux sont braqués sur le faune et nous nous concentrons sur ses blessures.
Mis à part nos respirations, il n’y a pas un bruit.
Mes deux mains posées sur la poitrine de la victime permettent à mon pouvoir d’analyser chaque centimètre carré de son corps.
Les premières vibrations du cœur du faune me parviennent enfin. Je sens un minuscule souffle de vie auquel je me cramponne. Il passe très lentement dans les veines et les organes du patient.
C’est léger, mais nous pouvons le ramener.
— Je le tiens, dis-je à ma consœur fée.
— Très bien, on continue.
Je concentre mon don sur le lien vital et y envoie toute mon énergie afin de le raviver.
Mes yeux restent fixés sur le visage de la créature. Je crois voir sa peau reprendre quelques couleurs sous sa barbe.
— Ses poumons sont remplis d’eau, annonce Aurora. Je vais essayer de les vider. Lisa, nettoyez les plaies. Maeve ?
— Je le tiens toujours.
Les mains d’Aurora se posent sur la poitrine du faune, juste sous les miennes. Une lueur douce s’en échappe et elle utilise son propre pouvoir pour résorber l’excédent de fluide dans les bronches.
— Impossible de les désinfecter, annonce Lisa. Elles sont… elles virent au noir.
— Au noir ? m’inquiété-je.
Nous observons les plaies suintantes concentrées sur les pattes poilues du faune dont le sang continue de couler. Fines, de la taille d’une bouche humaine, nous devrions pouvoir les panser, à moins que…
— C’est la sirène qui l’a mordu, saisit Aurora.
— Merde ! m’exclamé-je. Il faut contrer le poison !
— Je reviens, décrète-t-elle, tu peux tenir ?
— Je tiens.
Mon amie retire ses mains du corps inanimé tandis que je m’accroche de toutes mes forces à la minuscule étincelle de vie dans ses veines. J’essaie de comprendre ce qui a pu se passer entre les deux Surnaturels. Un rapprochement qui a mal tourné ? Une provocation ?
Soudain, une machine à notre gauche nous renvoie des sons inquiétants.
— Il ne respire plus ! s’exclame Lisa. On est en train de le perdre !
Mes doigts se crispent sur la peau du faune et je ferme les yeux, tirant sur le lien de vie. Il est là, lumineux, coulant en douceur dans ses artères, le maintenant parmi nous. Sa couleur dorée me rassure, m’attire, me donne envie de la voir grossir pour envahir tout son corps.
Pourtant, une noirceur s’oppose à moi.
— Le venin s’étend, m’indique l’infirmière. Il remonte vers le cœur.
Je le sens arriver. Il est là, prêt à se déverser dans chaque cellule du blessé. Je déplace une de mes mains pour la poser sur la poitrine de la créature et y insuffler tout ce que j’ai. Je tire sur le lien, prie pour ramener le souffle de vie, pour gagner quelques secondes face à la lésion mortelle, pour qu’Aurora ait le temps de revenir avec ce qu’il faut. Les yeux clos, je cale mon propre rythme cardiaque sur celui du fil doré.
— Maeve, murmure tout à coup la voix de mon amie guérisseuse. C’est fini. Arrête.
Non, le souffle est toujours là.
Il s’éloigne, mais il est toujours là.
— Reviens, Maeve ! m’ordonne Aurora.
— Il est juste là…
Mes mains sont détachées sans douceur de la peau du patient. Quand mes paupières s’ouvrent, le faune rend son dernier soupir.
Ses traits n’ont pas bougé. Il n’a ressenti aucune douleur. Il n’a pas remarqué qu’il partait pour toujours. Je sens une larme affleurer au coin de mon œil. Elle ne tombera pas, car j’en ai vu d’autres, mais à chaque fois, mon corps ne peut s’empêcher de réagir face à la mort.
Dans les mains de Lisa, je découvre l’antivenin qu’Aurora était allée chercher. Trop tard.
— Nous ne pouvions plus rien faire, me souffle mon amie. Son état était trop avancé.
— On aurait pu…
— Tu y aurais laissé toute ton énergie. Tu sais comment ça marche. Nous devons d’abord préserver nos pouvoirs.
— Nous avons aussi promis de protéger les nôtres.
Je lis dans son regard sa propre déception et pourtant ses propos sont douloureux. Parce qu’elle est responsable du dispensaire et de nous. Qu’elle ne peut se permettre de nous perdre au profit d’un patient.
— Nous ne pouvons pas sauver tout le monde.
Un goût métallique envahit ma bouche quand j’observe les traits sans vie du faune. Lisa s’approche et tend un drap sur le corps jusqu’à ce que le visage barbu disparaisse dessous.
Je quitte la pièce sans un mot, hantée par cette masse noire remontant dans les veines du blessé, étouffant la vie à laquelle je m’accrochais de toutes mes forces.
Je ne m’y ferai jamais.
Dans l’arrière-salle, là où de grands lavabos nous attendent pour nous nettoyer, je constate que ma blouse ainsi que mon jean sont pleins de sang sombre. De sang contaminé par le venin.
Ma poitrine se serre et je glisse mes mains sous le jet d’eau avant de les frotter jusqu’à ce qu’elles me fassent mal. Elles ne sont pas sales, mais l’odeur de la mort les en imprègne. Je mettrai plusieurs jours à m’en défaire.
— Tu veux aller boire un coup après la garde ? me propose Aurora. Ça te fera du bien.
— Je dois voir Alex, murmuré-je même s’il va me falloir redoubler d’efforts pour afficher un air enjoué après la perte de notre patient.
La porte battante donnant sur le couloir s’ouvre derrière nous. C’est Lily. La fée est trempée, mais souriante.
— La sirène s’en est sortie et vous ?
Aurora secoue la tête de gauche à droite avant de plonger ses mains dans le bassin pour les nettoyer.
Quand les miennes sont assez rouges, je les essuie et récupère mon fétiche au creux de ma paume. Je retire ma blouse pour la jeter dans un bac à linge sale attenant et franchis le seuil afin de rejoindre les vestiaires.
J’ai juste le temps d’entendre Aurora informer Lily qu’elle va devoir livrer sa patiente aux magiciens, car celle-ci a tué un faune en lui injectant du venin. Ils l’interrogeront et dès qu’elle sera apte à quitter les lieux, cela ne nous concernera plus.
Je n’ai plus qu’une envie, sortir.
Oui, sortir de la Fondation ce soir me fera du bien.
CHAPITRE 2
Maeve
Je pose quelques coups de pinceau à blush sur mes joues en m’observant un instant dans le miroir de ma petite salle de bain. Mes traits sont tirés, marqués par la fatigue et surtout, par la perte du faune. Par ce lien de vie englouti sans avoir rien pu faire.
Pourtant, je ne suis pas une novice. Cela fait plus de six ans que je travaille comme fée guérisseuse à la Fondation, sans prendre plus de quelques jours de congé chaque année. C’est là où j’ai grandi. Depuis mon arrivée, j’y ai côtoyé plus d’une fois la mort. J’y ai vu des épidémies, des créatures condamnées, blessées, des draps blancs recouvrant des brancards à n’en plus finir. Mais rien n’y fait. Depuis que j’ai prêté serment, prendre soin d’autrui est devenu essentiel. Non en réalité, ça l’était déjà. Rejoindre le dispensaire n’a fait que renforcer ce besoin irrépressible.
Car je ne suis bonne qu’à ça.
Je n’ai pas d’ailes comme les autres fées. Je ne possède pas de pouvoirs élémentaires, contrairement à mes sœurs. Et pour couronner le tout, je suis incapable d’utiliser la magie des runes, pourtant simple quand il s’agit d’en apprendre uniquement les bases.
Ma seule compétence est de m’accrocher au souffle de vie de mes patients. De ne pas les laisser partir avant d’avoir tout tenté. Ce qui est perçu comme de l’acharnement.
Cecil Plumrose, la doyenne de la Fondation, et accessoirement ma tante, me le fait souvent remarquer. Quand elle adopte son air pincé, je sais que je vais passer un sale quart d’heure. Elle répète ce que me dit déjà Aurora ; qu’il est vain de gaspiller mon énergie, qu’elle sera plus utile pour soigner les prochains malades. Qu’elle attend de moi d’être exemplaire en raison de notre lien. Que mes faits et gestes sont observés et peuvent avoir des conséquences importantes sur nous, sur elle. Mais je ne peux m’empêcher de tenter ma chance à chaque fois. De pousser un peu plus sur mon pouvoir pour ramener un patient condamné.
Mon téléphone sonne sur la table de chevet dans ma chambre, m’arrachant à mes pensées.
— Maeve, je suis en bas ! s’exclame Hazel quand je décroche. Arrête de te pomponner, on sait toutes les deux que tu ne garderas pas très longtemps tes vêtements !
J’hésite entre rire et rougir. Elle n’a pas tort. Ça fait vraiment un moment que je n’ai pas vu Alex.
— On se retrouve à l’accueil.
— Tu as cinq minutes, après je pars sans toi et tu te débrouilleras toute seule si tu croises une Ombre !
Je raccroche en vitesse, mets du mascara sur mes cils noirs, peigne mes cheveux, enfile une veste par-dessus mon bustier et lace mes bottines à talon. Quand je passe devant ma commode, j’en profite pour glisser un sous-vêtement propre dans mon sac à main, puis quitte ma chambre.
La Gorge Venteuse du treizième étage est libre et je me jette dedans, laissant le courant descendant m’emporter jusqu’au rez-de-chaussée. Le vent se calme à mon arrivée, me permettant de poser en douceur les pieds par terre.
— Quatre minutes et quarante-cinq secondes, souligne Hazel qui m’attend. Tu t’améliores !
— Arrête de me prendre pour un soldat sous tes ordres, raillé-je.
— Un futur capitaine doit savoir se faire respecter !
— Tu n’es pas encore capitaine…
Hazel balaie mes mots d’un revers de main.
— Je deviendrai si bonne que la reine Marigold n’aura pas d’autre choix que de me promouvoir !
Son clin d’œil m’arrache un sourire qui se transforme en grimace à l’évocation de son prochain départ. En parler entame tout de suite mon moral alors que je lui ai promis mon soutien indéfectible dans ce projet. Hazel mérite le meilleur et si le meilleur pour elle se trouve au sein de la Cour Verte à Green Mountain, loin de New York, je m’incline. Même si cela signifie que nous serons à plus de cinq cents kilomètres l’une de l’autre.
Ma meilleure amie sautille de joie vers la sortie de la Fondation, ses ailes camouflées dans son dos. Son enthousiasme est communicatif.
Elle porte un pantalon bleu canard près du corps, des bottes montantes à talons vertigineux et son haut dévoile quelques centimètres de son ventre, que sa propre veste grise ne dissimule pas.
Lévi, le colocataire d’Alex dont elle est amoureuse, va passer une mauvaise soirée…
Dès que nous franchissons le seuil de l’immeuble, nous arrivons sur la 5e avenue, juste en face de Central Park et de son Reservoir[1] caché par des arbres imposants. Derrière nous, des projecteurs soulignent la couleur claire des murs de la Fondation et de ses fenêtres noires rectangulaires très nombreuses. Le bâtiment est majestueux, bien entretenu et peut très bien passer pour un palace avec son entrée protégée par une marquise en verre et fer forgé.
Mais aucun humain ni aucune Ombre n’y a jamais mis les pieds grâce à nos runes de défense. Ma tante Cecil y veille comme le lait sur le feu. J’ignore où se trouvent les pierres garantissant notre tranquillité, mais elles sont efficaces et n’ont jamais failli.
— Taxi ou à pied ? m’interroge Hazel.
— À pied.
Mon amie obtempère et nous avançons dans les rues à un bon rythme, prenant soin de rester sous la lumière des lampadaires. Elle ne me demande pas pourquoi j’ai besoin de marcher et c’est ce que j’apprécie chez elle. Prendre quelques minutes à l’air frais, quoique pollué, avant de rejoindre nos amis m’est nécessaire après la journée que je viens de passer.
J’ai très hâte de le retrouver.
Après vingt minutes, nous arrivons en bas de l’immeuble où vivent Alex et Lévi sans avoir croisé d’Ombre et mon soulagement n’est pas feint. Peut-être que les rumeurs sur leur recrudescence leur donnent plus d’importance qu’elles n’en ont vraiment ?
Cela faisait des années que nous n’en avions pas entendu parler ainsi. Des siècles même, depuis la guerre les opposant aux magiciens. Guerre que les Ombres ont perdue, les laissant au bord de l’extinction.
Nous ne savons pas vraiment d’où elles viennent, où elles vivent, mais certains mages, appelés Chasseurs, s’occupent de celles, peu nombreuses, osant encore sévir dans les rues de New York.
Le niveau d’alerte les concernant a été rehaussé par le Haut Conseil il y a quelques semaines et depuis, le comportement des Surnaturels a changé. Ce qui est normal. Personne n’a envie d’être kidnappé par ces créatures.
— À quoi penses-tu ? me demande Hazel.
— Aux Ombres et à ce qu’elles peuvent nous faire.
Ma meilleure amie me dévisage avant de frissonner.
— C’est joyeux…
— Tu crois qu’elles nous dévorent après ?
— Je préfère ne jamais le savoir. Allez, viens !
La jeune fée m’attrape par la main et me tire vers le bâtiment de vingt étages dans lequel vit mon petit copain. À mon plus grand ravissement, nous sommes obligées d’emprunter un simple ascenseur pour rejoindre le quatorzième, réveillant mes angoisses claustrophobes au passage. Je déteste vraiment ces appareils.
Hazel se précipite sur la porte, tambourine trois fois et dès qu’elle s’ouvre, se jette dans les bras de Lévi.
— Où sont les pizzas ? demande-t-elle.
Le jeune homme la lâche, m’adresse un signe et la suit jusque dans le salon où elle pose sa veste sur une chaise.
— Les pots de fleurs, ça s’arrose ! s’indigne Hazel en se tournant vers notre hôte. Elles font la tronche, là !
Le magicien a un mouvement de recul quand il découvre les nombreux centimètres de peau qu’elle lui dévoile et se frotte la tête. Elle ne lui laisse pas l’opportunité de la dévorer du regard et le force à remplir ses obligations vis-à-vis des plantes installées dans la coloc’.
Lévi va définitivement passer une mauvaise soirée.
Je les suis dans l’entrée, amusée par le manège de Hazel qui ne compte pas autoriser sa proie à s’en sortir aussi facilement que les fois précédentes. Je suis convaincue qu’ils sont faits l’un pour l’autre et leur comportement respectif me le démontre à chaque instant. Si seulement Lévi n’était pas coincé dans un schéma familial abhorrant les relations entre magiciens et Surnaturels, ils pourraient être ensemble.
Des mains m’attrapent par la taille et me tirent vers une pièce sans aucune lumière. La chambre d’Alex.
— Te voilà, susurre une voix dont le ton me fait frissonner de délice.
Je me tourne vers mon petit ami, monte sur la pointe des pieds et enlace son cou de mes bras tout en humant son odeur. Sa présence me ferait presque oublier tous mes soucis. Il me serre un peu plus contre lui, me débarrasse de ma veste puis se baisse vers mon visage comme me l’indique son souffle caressant mes joues. Il trouve mes lèvres et s’en empare. C’est doux, délicat et je sais qu’il me suffit d’une simple pression pour que nous perdions tout contrôle.
Ce que réfutent les gargouillements de mon ventre.
— Désolée, soufflé-je en m’écartant sans le lâcher.
— Tu préfères les pizzas à moi, s’amuse-t-il.
— Quand j’aurai trouvé le moyen de me contenter d’amour et d’eau fraîche, tu ne sortiras plus jamais d’ici, je te le promets.
Ses bras me pressent à nouveau. Il me vole un dernier baiser puis me libère et m’accompagne jusqu’au salon où Hazel est déjà en train de choisir le prochain tube qu’elle va massacrer au karaoké. Lévi nous sert avant de la rejoindre.
La première bouchée de pâte cuite, sauce tomate, champignons et fromage fond sur ma langue, m’arrachant un soupir de bien-être. Je m’avachis sur la chaise juste devant moi, ravie. Le regard d’Alex me cueille et je lui souris en lui adressant un clin d’œil.
Je dévore une portion, puis une seconde, essayant d’ignorer les fausses notes emplissant l’air. Comment est-il possible de chanter aussi mal ?
Une troisième part a très envie de se glisser dans mon assiette mais je me retiens, autant par politesse que pour en laisser aux autres.
Alex se penche vers moi et son souffle dans mon cou me colle des frissons.
— Et si on passait directement au dessert ?
Je saisis sa main libre et la presse contre la table.
— Laisse-moi digérer un peu, m’amusé-je.
Hazel a déjà choisi une nouvelle chanson et la musique emplit la pièce, couvrant presque les voix de nos compagnons. Lévi se précipite pour baisser le volume, mais la jeune fée l’attrape par la chemise et le tire en arrière pour l’en empêcher.
Ils sont si insouciants, si vivants…
Les voir ainsi me fait du bien et me rappelle les raisons de mon métier. J’oublie peu à peu ma mauvaise journée, les traits figés du faune, mon échec et me contente de profiter de l’instant présent.
Alex me fixe, comme s’il lisait dans mes pensées.
— Tu sais, si tu acceptais de venir vivre ici, murmure-t-il en m’emprisonnant dans son regard bleu acier, ça pourrait être comme ça tous les soirs.
Voilà, nous y sommes.
À cette proposition pour laquelle je n’ai pas encore de réponse à lui donner. Je presse de nouveau sa main et profite de sa proximité pour poser ma tête contre son épaule. Ses lèvres longent la pointe de mon oreille avant d’atterrir sur mon front dans un baiser protecteur. Les doigts de ma main libre glissent dans la poche de mon pantalon et se referment sur mon porte-bonheur arborant la lettre M. Je le serre pour me prodiguer du courage.
— C’est compliqué, souligné-je. Avec mes gardes, on ne ferait que se croiser.
— Ce serait toujours mieux que de se voir une fois toutes les semaines.
— Je ne peux pas encore te répondre, soufflé-je, c’est trop… ça va trop vite.
Mon fétiche s’imprime dans ma peau tant j’ai peur de sa réaction qui ne tarde pas. Ses muscles se crispent, je les sens se contracter contre ma joue et il s’écarte, retirant sa main de la mienne.
— Ça fait deux ans, Maeve.
— Pourquoi ne pas attendre encore quelques mois ? Tu as beaucoup de boulot, une carrière qui ne demande qu’à évoluer…
Il grimace, car j’ai touché un point sensible. Alex travaille beaucoup, dans une branche de la sécurité magique qui ne lui plaît pas vraiment.
Mon compagnon a toujours rêvé de rejoindre une unité de Chasseurs afin de lutter contre les Ombres qui nous menacent. Cette élite est uniquement composée de magiciens de niveau 3. Malheureusement, après de nombreux tests, Alex a dû se rendre à l’évidence : il ne dépassera jamais le niveau 2.
— Si je quitte la Fondation, poursuis-je, je perdrai ma chambre, je serai trop loin pour arriver à temps quand on me bipera, je…
— Nous pouvons très bien nous rapprocher, prendre un autre appartement.
Hazel a terminé sa chanson et Lévi la rejoint pour un duo. Leurs voix se mêlent dans un tourbillon de paroles en total décalage qui camoufle notre propre conversation.
— Tu ne veux pas, finit par lâcher Alex.
— Laisse-moi encore un peu de temps. C’est un grand pas, tu le sais, et je n’ai pas dit non.
Il soupire et s’écarte un peu plus, récupérant son smartphone. Il a reçu plusieurs messages qu’il lit sans me répondre. Je déteste le blesser, ça me fend le cœur. Mais si nous devons vivre ensemble un jour, il doit être capable de comprendre ma position. Ce qu’il fait à sa façon, en se renfermant sur lui-même.
Je décale ma chaise vers lui, mon regard glissant sur l’écran où les lettres JC s’affichent.
— Un problème au boulot ? l’interrogé-je d’une toute petite voix curieuse.
— La routine, me rassure le jeune homme en verrouillant son téléphone et en passant sa main dans mon dos. Jared en fait toujours tout un plat.
À son contact, je sais qu’il me pardonne déjà mes réticences et je me colle un peu plus à lui.
— Ton patron est très impliqué dans son travail.
— Sûrement trop la plupart du temps !
Il continue son manège, ses doigts déclenchant des frissons délicieux qui parcourent ma peau.
J’ai croisé Jared Copeland, le responsable de la surveillance des rues de New York et chef d’Alex, une seule fois. À la tête de plusieurs équipes d’intervention, il veille à ce qu’aucun humain ne découvre notre existence par hasard. C’est un peu la « police » du monde magique. Il travaille en étroite collaboration avec les Chasseurs et le Haut Conseil des magiciens. C’est d’ailleurs pour ça que mon petit ami a intégré son service ; pour être au plus près de l’action.
— Je t’ai acheté des fraises, souffle Alex dans mon oreille. J’avais pensé les manger dans la chambre…
Mon péché mignon.
Il sait définitivement me parler.
Mon grand sourire attise le sien et il se lève pour rejoindre la cuisine. Je l’observe, ses muscles roulant dans son dos taillé en V quand il ouvre le frigo. Ses cheveux courts sont de la même couleur que son t-shirt noir près du corps et révèlent son cou que je rêve de couvrir de caresses.
Je me détourne, me lève et croise le regard de Hazel, hilare. Ses yeux me confirment ses propos de tout à l’heure, « je t’avais bien dit que tu ne garderais pas tes vêtements très longtemps ! ».
Je lui tire la langue, rejoins Alex dans la cuisine ouverte et attrape deux verres où je verse un vin ambré.
Nous avançons vers la seule pièce nous garantissant un peu d’intimité quand une sonnerie désagréable se fait entendre à ma ceinture. Mes mains se crispent sur les verres avant d’en confier un au jeune homme pour saisir mon bipeur.
— C’est une blague ? s’agace-t-il en m’étudiant.
— Je… je dois y aller, bégayé-je. Il y a une urgence et…
Il pose le saladier plein de fruits sur la table du salon dans un mouvement brusque. Hazel et Lévi se taisent et nous observent. Seule la musique continue d’emplir la pièce.
— Tu n’es pas de garde ce soir, me rappelle Alex.
— Oui justement, je ne devrais pas être appelée… Ça doit être grave.
— Tu n’es pas de garde, répète-t-il d’un ton plus ferme.
J’abandonne mon verre à côté du saladier, fixe mon bipeur à ma ceinture et vais récupérer ma veste dans sa chambre.
— Je suis désolée, dis-je avant d’envoyer un regard peiné à ma meilleure amie.
J’essaie de poser un baiser sur la joue d’Alex, mais il se dérobe. S’il savait comme je suis moi-même frustrée. Je n’ai pas le choix.
Les lèvres pincées, je passe le seuil de l’appartement sans me retourner pour prendre l’ascenseur. Une fois dans la rue, je hèle un taxi le cœur battant. Je ne m’autorise à respirer qu’au moment où la portière se referme. Le regard d’Alex m’a transpercée de part en part. Pourtant, je l’avais prévenu. Il sait bien comment ça fonctionne, mon temps ne m’appartient pas. Et après la mort du faune, je ne peux pas avoir un autre décès sur la conscience aujourd’hui.
Après quelques minutes et allégée de quelques dollars, je saute devant le perron de la Fondation, me précipite vers une Gorge Venteuse libre et me propulse au premier étage.
Aurora est présente également, déjà en tenue.
— Tu as pu voir Alex ? me demande-t-elle.
Je hoche la tête, même si notre dernier échange me laisse un goût d’inachevé.
— Tu es allée boire un verre ?
— Je l’ai abandonné sur la table dès que j’ai reçu le message.
J’attrape une blouse, la ferme sur mes vêtements civils et ajoute quelques barrettes dans mes cheveux pour les tenir en place.
Une minute passe sans un seul bruit.
Puis les portes de l’ascenseur s’ouvrent.
Un brancard est poussé par plusieurs personnes que je reconnais comme étant des Chasseurs.
Cela ne me dit rien de bon.
Quand le blessé approche, je retiens un cri.
Puis l’un des magiciens prend la parole.
— Fée de sexe masculin, vient d’échapper à des Ombres, pronostic vital engagé.
Son corps n’est qu’une plaie sanguinolente.
Je ne sais plus où donner de la tête.
Et quand j’aperçois les ailes de la victime, mon repas cherche à remonter le long de mon œsophage. Il me faut toute ma concentration pour l’en empêcher et garder les yeux ouverts.
Car les extrémités si importantes pour les miens ont été méticuleusement déchiquetées.
Il n’en reste que des lambeaux.
CHAPITRE 3
Maeve
Sans un regard pour les Chasseurs à proximité de la civière, je m’avance et pose ma main sur la seule épaule épargnée par les agresseurs de la fée.
— Écartez-vous, exige Aurora en s’adressant à eux. Nous prenons le relais.
Le lien de vie est ténu, mais je le perçois entre mes doigts, comme une vibration, un écho dans les artères de mon congénère.
— Bipez tout le monde, soufflé-je.
Lisa, l’infirmière qui nous accompagne de nouveau cette nuit hoche la tête et va passer le message.
Nous avançons aussi vite que le permettent nos pas jusque dans une salle de soins, la même que celle du faune. Je déglutis, chassant son souvenir sombre. La pièce est vide, le corps a été évacué. Ce n’est pas parce que j’ai perdu celui-là que je perdrai cette fée.
— Vous ne pouvez pas nous suivre, entends-je quand nous passons la porte.
— Nous devons nous assurer qu’il peut parler, déclare une voix hautaine, masculine.
Je lève la tête et croise le regard d’un homme de grande taille, jeune, à la peau mate et lisse, dont le visage ne marque aucune forme d’inquiétude. Seuls ses yeux brillants nous signifient son intérêt pour la situation. Alors que ses compagnons arborent des tenues austères et foncées, la sienne est composée d’un uniforme en deux parties couleur bleu nuit. Le haut, sans manches, souligne les muscles secs de son torse. Le pantalon épouse à la perfection les contours de ses jambes.
Mais ce n’est pas ce qui m’interpelle le plus.
Ses cheveux en bataille sur le sommet de son crâne sont blancs, parsemés de mèches colorées allant du bleu au violet.
— Sauvez-le pour que nous puissions l’interroger, reprend la voix masculine qui appartient à l’un de ses collègues tout aussi grand et encore plus imposant.
Au même instant, je sens le souffle de vie hoqueter dans les veines du patient.
Non, je ne peux pas le perdre !
— Sortez immédiatement ! exigé-je en les foudroyant du regard.
Mon ton les fait se focaliser sur moi. Ils se détournent finalement, passant la porte dans l’autre sens, repoussés par ma détermination. Dès qu’ils sont dehors, j’inspire un grand coup et crispe mes doigts sur la peau pâle du blessé.
Quel monstre a bien pu s’en prendre ainsi à lui ?
Les guérisseurs appelés nous rejoignent dans la foulée, les yeux écarquillés en constatant les dégâts.
— Qu’est-il arrivé ? nous demandent-ils.
Nous avons la même question. Les Chasseurs n’ont pas fait l’effort de nous l’expliquer.
— Chacun sait ce qu’il a à faire, décrète Aurora en frôlant une des blessures sur le corps meurtri. Maeve ?
— Je l’ai, dis-je en restant concentrée sur le fil doré.
— Bien, accroche-toi, il ne va pas apprécier.
Les guérisseurs se positionnent autour de la fée et imitent Aurora. Une douce lueur se fraie un chemin de leurs doigts vers les plaies. Leurs ailes, merveilleux capteurs magiques, s’épanouissent dans leurs dos à travers leurs blouses adaptées à leur morphologie et exacerbent leurs pouvoirs.
Le blessé se tord sous la pression de la magie et le lien tressaute sous mes mains, mais ne m’échappe pas.
— C’est bon, les informé-je, sachant que le premier contact est toujours le plus difficile.
Je me concentre sur le souffle, sur ses battements dans chaque cellule du corps et observe le travail de mes collègues. Je pourrais faire comme eux, refermer les plaies, soigner les maux, réparer les os, mais il s’est avéré qu’en plus de ma différence déjà flagrante, je suis plus douée que la moyenne pour garder les patients en vie.
Quand les fées guérisseuses sentent seulement les palpitations, moi je les visualise. J’y associe une couleur, souvent le doré. Ce qui m’aide à les maintenir, à les obliger à se propager. Au moment où je les tiens, je les empêche de s’échapper et de disparaître.
C’est aussi pour cette raison que je suis très sollicitée, car mon aisance nous a déjà permis de sauver beaucoup de monde. C’est ça qu’Alex a du mal à comprendre.
Bien sûr, je ne suis pas indispensable. Si je ne suis pas là, quelqu’un d’autre le fera bien à ma place. Mais je nous fais gagner à tous de précieuses minutes essentielles quand il s’agit de vie ou de mort.
Les plaies se referment lentement, mais sûrement. Assez en tout cas pour que j’ose poser la question qui me brûle les lèvres depuis le début des soins.
— Qu’en est-il de ses ailes ?
Aurora ne lève même pas la tête pour me répondre.
— Réparer son corps est la priorité.
— Mais…
— Des fées vivent sans ailes, me rappelle-t-elle.
Je le sais bien, j’en suis la preuve. Je sais aussi que cela m’a valu des railleries toute ma vie. Et quand je vois la douceur avec laquelle mes amis prennent soin de leurs extrémités…
— Nous essaierons, finit par trancher la cheffe du dispensaire.
C’est tout ce que je demande.
L’opération suit son cours, le lien vital se densifie et je peux assurer que nous ne le perdrons pas. Pas de poison cette fois-ci pour contrecarrer mon don.
Au bout de deux heures, les plaies les plus importantes sur le corps et le visage du patient sont refermées.
Nous tombons tous des nues en découvrant les traits de la victime. Il s’agit d’une fée qui ne vit pas à la Fondation, mais y vient souvent : Ridge Dove, un élémentaire de feu.
Mes genoux tremblent en me rappelant son rire que j’ai eu l’occasion d’entendre plusieurs fois, même si je ne le connais pas plus que ça. Il était joyeux, alerte et régulièrement convoqué par ma tante après avoir fait des blagues plus ou moins dangereuses.
Nous redoublons d’efforts. Une heure plus tard, il peut être retourné et les dégâts sur ses ailes estimés.
— Il va lui falloir du repos avant de tenter de les réparer, déclare Aurora. Fermons les dernières plaies et nous aviserons quand il se sentira bien.
C’est toujours mieux que rien.
Quand le patient peut être relié à des machines pour l’aider à respirer, je détache mes mains tremblantes de son corps et les laisse retomber le long de mes hanches. Mes genoux manquent de se dérober.
— Emmenez-le à sa chambre, demande Aurora aux autres guérisseurs, et allez tous vous coucher.
Mes confrères et consœurs aussi épuisés que moi ne se le font pas dire deux fois. Leurs appendices colorés se rétractent et disparaissent dans leurs dos. Ils quittent la pièce et je les imite.
Le soulagement a vidé tout mon être. Je me sens flotter.
J’entends à peine le jet d’eau de l’arrière-salle coulant sur mes mains que je frotte en douceur, délivrée d’avoir participé à sauver une nouvelle vie.
Je pousse enfin la porte pour gagner le couloir et à fortiori ma chambre où une bonne nuit de sommeil m’attend, lorsque mon regard tombe sur les Chasseurs. Ils n’ont pas bougé depuis leur arrivée.
Leur groupe est composé de trois hommes et de deux femmes. Mis à part l’individu aux cheveux clairs, ils portent tous des pantalons noirs bouffants au niveau des cuisses et des bottines montantes, cerclant leurs mollets. Le bout de leurs chaussures est plaqué de métal. Sur leurs épaules, des capes foncées et modernes, courtes pour les magiciennes, longues pour les magiciens. Ils me font penser à Neo dans Matrix. Un des rares films de science-fiction que j’ai osé regarder.
Mon attention s’arrête sur les deux femmes, une blonde et une brune. Elles se sont montrées discrètes jusque-là, mais n’ont pas l’air moins féroces que leurs compagnons.
— Il survivra, lancé-je à la cantonade. Il a besoin de repos. Revenez demain, nous en saurons plus sur son état.
L’homme imposant s’approche alors de moi. La fatigue me fait décomposer ses mouvements au ralenti. Ses grosses semelles martèlent le sol et son vêtement suit le balancement de ses épaules. Il est impressionnant, avec son regard scrutateur, ses tempes grisonnantes et sa coupe militaire.
— Nous ne pouvons pas partir sans l’avoir interrogé, déclare le magicien en s’arrêtant à deux pas de moi.
Je relève le menton, fronce les sourcils et le toise malgré ses trois têtes de plus que moi.
— Il est inconscient, il ne peut pas parler, martelé-je en mettant mes poings sur mes hanches, autant pour asseoir ma position que pour l’empêcher d’aller plus loin.
C’est au tour de mon interlocuteur de me fusiller du regard, mais je ne lâche pas. Il est hors de question qu’il malmène mon patient au nom de je ne sais quoi.
— Que se passe-t-il ici ? clame une voix reconnaissable entre mille.
— Doyenne Plumrose ! m’écrié-je. J’indiquais à ces Chasseurs qu’ils pouvaient revenir demain pour interroger le blessé qu’ils nous ont amené.
— Comment se porte-t-il ? me demande Cecil en ignorant ostensiblement le groupe de magiciens.
— Il survivra, mais il risque de garder de grosses séquelles.
— Bien, tu m’expliqueras tout ça tout à l’heure. Messieurs, mesdames, la guérisseuse Knox a été claire, je vous prie de revenir demain.
— Votre fée était entourée d’Ombres, déclare l’homme à la carrure imposante, sûrement leur chef. C’est ainsi que nous avons pu mettre la main dessus.
— Nous vous remercions de l’avoir ramenée parmi nous, admet ma tante, sans ciller.
— Elle ne s’est pas débattue, souligne le jeune homme aux cheveux blancs qui joue avec un colifichet en perles colorées entre ses doigts.
— Et il y a deux jours, nous avons retrouvé des ailes, juste des ailes, en plein Manhattan, ajoute son supérieur. En très bon état, contrairement à celles de la victime de ce soir.
Ses derniers mots me glacent le sang.
Il y aurait une autre fée blessée ? Ou pire ?
La doyenne Plumrose ne bouge pas d’un poil, ses propres ailes unies et argentées aussi immobiles qu’elle.
— Venez dans mon bureau, ordonne-t-elle en les dévisageant. Maeve, n’oublie pas de faire des analyses pour compléter le dossier du patient.
J’ouvre la bouche pour répliquer, mais le regard perçant du magicien aux cheveux clairs m’en empêche. Ils emboîtent le pas de ma tante qui se dirige vers les ascenseurs afin de rejoindre le septième étage.
Adieu nuit de sommeil réparatrice.
Malgré mon épuisement, j’obéis et vais dans la chambre de Ridge. Plus vite je me débarrasserai des examens, plus vite je me reposerai.
Les machines suivent les battements de son cœur. Sa saturation en oxygène est bonne et le sang séché resté sur sa peau a été nettoyé. La fée est paisible. J’en profite pour lui prélever quelques éprouvettes de sang et me rends dans le laboratoire du dispensaire, déserté à cette heure-ci de la nuit.
Je m’assieds, lance les appareils et regarde les fioles s’agiter. Mon smartphone est posé sur la table et un message d’Alex s’affiche sur l’écran.
Alex :
J’espère que ta soirée n’a pas été trop difficile. Tu me manques déjà. Hazel et Lévi sont en train de réveiller tout l’immeuble. Je t’aime.
Penser à mes amis me ramène à la réalité et m’arrache un rire, malgré la situation. Je lui réponds que tout va bien, que j’ai hâte de le retrouver et que je vais bientôt me coucher.
Lorsque j’en aurai fini avec ces flacons à la noix. Leur ballet hypnotique me fait m’assoupir sans m’en rendre compte.
Quand la fin du traitement résonne en un bip strident, je sursaute et essuie les commissures de mes lèvres. Je bats des cils plusieurs fois et me tourne vers le compte rendu que me sort l’ordinateur.
La majorité des taux sont normaux. Ma lecture se poursuit jusqu’à la page suivante avant de m’arrêter sur un chiffre. Un chiffre bien trop conséquent.
Mon cœur se met à battre plus fort. Je réunis les derniers résultats et rejoins une Gorge Venteuse.
Le courant d’air ascendant m’emporte. Crispée sur les documents, je m’en extrais au septième étage.
Le bureau de la doyenne n’est fermé que la nuit, quand elle ne s’y trouve pas. Le reste du temps, les portes sont ouvertes, car ma tante souhaite que nous puissions lui rendre visite à tout moment, quel que soit notre besoin.
Le seul élément qu’elle garde sous clé est un placard, renfermant de la paperasse administrative sur la Fondation. La clé est d’ailleurs suspendue à une chaîne autour de son cou. Dorée, ciselée comme mon pendentif, elle est aussi petite qu’un index, mais d’une grande beauté. Cecil ne s’en sépare jamais.
Les battants de la double porte sont entrebâillés. Je vais pour frapper, mais je m’interromps en apercevant les Chasseurs encore présents dans la pièce.
— Donc si je récapitule, déclare Cecil, vous désirez savoir où vivent les nôtres ne résidant pas à la Fondation et vous attendez la liste de toutes celles y demeurant afin de les recenser. N’êtes-vous pas un peu alarmistes et présomptueux ?
À son ton, je ressens toute son antipathie pour ses interlocuteurs et je la comprends. Les fées et les magiciens n’ont jamais été les meilleurs amis du monde.
D’une part, parce que les fonctionnements de nos magies respectives sont diamétralement opposés. Nous nourrissons la nature, la respectons, alors que les mages l’exploitent et la détruisent pour accroître leurs pouvoirs.
De l’autre, parce que la congrégation des Chasseurs ne se fait jamais soigner à la Fondation, estimant notre unité incapable d’accompagner des êtres comme eux. Il est certain que soigner leur égo est complètement hors de notre champ de compétences.
— Les vôtres sont en danger, c’est ce que confirme l’agression de ce soir, déclare une des femmes que je ne vois pas par l’interstice.
— Et cela vous donne le droit d’exiger des informations dont vous n’avez pas besoin ? Commencez par protéger notre communauté en arrêtant les Ombres
. Pas en dénombrant leurs potentielles victimes !
— Les recenser ne serait pas une mauvaise idée, souligne l’homme aux cheveux blancs. L’un des vôtres a bien disparu sans que vous le remarquiez.
Je frémis en songeant à ce qu’ils ont déjà dit à ce sujet.
À la paire d’ailes abandonnées dans la rue.
— L’un des nôtres que vous n’êtes pas parvenus à sauver à temps, corrige la doyenne. Je pensais que les Chasseurs faisaient régner l’ordre la nuit ? Les rumeurs à propos de la recrudescence des Ombres sont donc fondées ?
Un silence pesant envahit la pièce, brisé par une voix grave, celle du chef.
— Nous ne sommes pas la seule compagnie quadrillant la ville, nous fonctionnons par secteurs. Et pour répondre à votre question, oui, les rumeurs sont vraies. Il y a de plus en plus d’Ombres parmi nous.
Ma tante demeure stoïque, en tout cas bien plus que mon propre rythme cardiaque qui s’emballe. Si les Ombres rôdent réellement en nombre, les rues de New York ne sont plus du tout sûres pour les Surnaturels.
— Je découvrirai quelle fée a disparu, réplique la doyenne, et ferai en sorte que notre ancien compagnon ait les rites funéraires qu’il mérite.
— Nous pouvons vous fournir ses restes, propose l’homme aux cheveux clairs et méchés.
Comment peut-il parler ainsi de notre semblable comme s’il ne représentait rien ? Sa désinvolture me fait serrer les poings et j’en froisse les papiers entre mes doigts.
— Faites donc, cingle Cecil. Donnez-moi vos coordonnées, nous vous contacterons quand le patient que nous venons de sauver sera capable de répondre à vos questions ainsi qu’aux miennes. Je suis curieuse d’en savoir plus moi aussi. C’est bien la première fois qu’un Surnaturel survit à l’attaque des Ombres. Peut-être que son témoignage vous aidera à vous débarrasser du problème qu’elles représentent.
Une silhouette passe dans l’embrasure et se dirige vers le bureau de ma tante afin de lui fournir ce qu’elle demande.
— Les Ombres étaient présentes, rétorque l’individu, l’imposant magicien, mais elles n’ont rien à voir dans cette agression.
J’entends la doyenne ricaner.
— Pourtant ce sont bien elles qui l’ont attaqué ? C’est ce que vous avez insinué tout à l’heure.
— Nous avons dit que votre fée était entourée d’Ombres et qu’elle ne s’était pas débattue, corrige le jeune homme aux cheveux blancs. Elle n’était pas consciente quand elles s’en sont prises à elle.
— Comme vient de le souligner Silvan, quand nous avons surgi pour les arrêter, elles l’avaient à peine touché, ajoute son supérieur.
— Que sous-entendez-vous ? Qu’il s’agirait d’une autre créature que les Ombres ?
— Nous l’ignorons encore, déclare le chef des Chasseurs, mais nous comptons bien le découvrir. Ça et comment une paire d’ailes arrachées a bien pu se retrouver en plein milieu de Manhattan.
— Quand une Ombre parvient à se saisir de sa proie, elle l’emmène en entier, explique une des deux femmes. Elle ne laisse rien derrière elle.
Nouveau silence. Ma fatigue a disparu. J’en oublie presque la raison de ma venue ici, tant je suis happée par cette conversation que je ne devrais pas entendre.
Fichue curiosité.
Ma tante se racle la gorge avant de reprendre la parole.
— Vous dites que la victime de ce soir était inconsciente ? les interroge-t-elle. Avant l’arrivée des Ombres ?
— Et pas qu’un peu, confirme l’autre magicienne.
— Elle avait peut-être trop bu, tente Cecil, certains des nôtres se saoulent plus que de raison et…
— Il ne sentait pas l’alcool, la coupe le jeune homme aux cheveux clairs, mais peut-être que la personne qui attend derrière la porte pourra éclairer notre lanterne et nous aider à comprendre ce qu’il s’est passé.
Grillée.
—
Ces premiers chapitres t’ont plu ? Tu peux retrouver la suite de l’histoire de Maeve en cliquant sur le lien ci-dessous !
A très vite !
Bénédicte P. Durand